Dans 'Où en sommes nous ?', au chapitre I (p53 à 62), La différenciation des systèmes familiaux : l'Eurasie, Emmanuel Todd a écrit :
De la famille nucléaire à la famille communutaire en Eurasie
Notre réconstitution de l'histoire des systèmes familiaux part de la
localisation géographique des types à la veille de l'urbanisation.
Elle utilise une logique interprétative qui était assez banale pour la linguistique et l'anthropologie antérieures à la Seconde Guerre
mondiale :
Le principe du conservatisme des zones périphériques (PCZP). Cette puissante hypothèse explicative permet de lire l'histoire
dans l'espace: les formes les plus archaïques (linguistiques, architecturales, culinaires ou familiales) survivent à la périphérie des
espaces culturels. L'ancienneté de certains types ainsi établie par la géographie, on peut affiner et dater la séquence des
transformations en utilisant la documentation écrite qui a survécu.
[le PCZP est donc une forme de rasoir d'Occam appliqué ici à l'anthropologie - note de pangloss]
Carte 1.1 Le conservatisme des zones périphériques
Le PCZP a été temporairement occulté par le moment structuraliste initié conjointement par Claude Lévi-Strauss (1908-2009) en 1947 et
George Peter Murdock (1897-1985) en 1949. Son oubli a été la raison fondamentale de l'incapacité de l'anthropologie à atteindre des
propositions explicatives synthétiques. Rien, pourtant, ne nous interdit de reprendre l'analyse par la cartographie et par le PCZP là
où l'avait laissée l'anthropologie d'avant-guerre, mais sur la base d'un corpus de données fortement enrichi par les recherches
monographiques des années 1960 à 2010.
Si un trait A caractérise plusieurs poches placées sur la périphérie d'un trait B, couvrant un espace central d'un seul tenant, nous
pouvons supposer que A représente le trait ancien, qui occupait dans le passé l'ensemble de l'espace considéré, et B une innovation
centrale qui s'est étendue vers la périphérie sans la submerger complètement. Plus le nombre de poches résiduelles A est élevé, plus
l'interprétation est sûre. La carte planétaire des systèmes familiaux est sans appel. Sur la périphérie de l'Eurasie, nous trouvons des
systèmes familiaux nucléaires, insérés dans des structures de parenté indifférenciées (ou bilatérales, ou cognatiques) traitant les
parentés maternelles et paternelles comme équivalentes. Un système de parenté indifférencié s'oppose à un système patrilinéaire, qui
sélectionne la lignée masculine pour la transmission des statuts et des biens, et à un système matrilinéaire, qui privilégie la lignée
fémimine.
Regardons la carte en couleur page 48A.
... ...
La géographie nous donne ici la clef de l'histoire. Nous pouvons lire directement dans l'espace le travail du temps, nous voyons la
mutation patrilinéaire transformer les formes familiales, progresser par vagues vers une périphérie jamais atteinte. Aboutie, la
mutation patrilinéaire conduit au type anthropologique le plus lourd, la famille communautaire, association du père et de ses fils
mariés. Amorcée, elle n'engendre que la primogéniture masculine et la famille souche.
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La documentation qui a survécu révèle, dans diverses zones d'émergence et densification agricole, plusieurs pôles d'innovation
patrilinéaire. La primogéniture masculine représente à chaque fois le premier stade de la mutation. Nous la voyons inventée à Sumer au
IIIe millénaire AEC, en Chine au tournant des IIe et Ier millénaires AEC. Dans ces deux cas, l'innovation semble endogène. Nous sentons
en revanche l'influence de Mésopotamie dans les primogénitures apparues plus tardivement en Inde du Nord et en Europe : la double part
de l'aîné, typiquement sumérienne, se retrouve dans les lois indiennes et dans la Bible, deux textes dont la lecture n'a pu qu'aider à
concevoir la primogéniture là où ils furent lus.
La primogéniture masculine permet de transmettre sans le diviser un bien foncier , minuscule ou immense. L'apparition d'un monde rural
plein, coiffé d'un système politique qui contrôle l'ensemble de l'espace régional, est la condition de base de son émergence dans la
paysannerie comme dans l'aristocratie . Tant qu'existent des terres à conquérir, l'émigration des enfants, nobles ou roturiers, à
mesure qu'ils atteignent l'âge adulte, rend inutile un privilège de l'aîné. Lorsque la terre devient rare, celui-ci peut apparaître. La
famille souche se développe ensuite comme la conséquence logique de la primogéniture : en milieu paysan, le choix d'un héritier unique
entraîne peu à peu la corésidence de deux genérations adultes, selon un mécanisme qui tend à se rigidifier. Nous constatons ici un
premier phénomène d'accentuation avec le temps d'un trait et d'un sytème familial.
Les données historiques et anthropologiques nous révèle une famille-souche qui préfère désigner l'aîné des fils comme héritier dans 75%
des cas. Si nous ne nous contentons pas de compter les types de famille-souche observés en Eurasie, mais pondérons le calcul par leurs
masses démographiques respectives, nous obtenons une primogéniture masculine qui organise 95% de l'humanité "souche".
Ce type familial exprime donc bien l'émergence du principe patrilinéaire. Mais celui-ci n'est encore à ce stade qu'imparfait. Car si un
homme n'a pas de fils, une fille sera le vecteur chargé de transmettre le bien familial, phénomène que l'on peut observer dans le
Moyen-Orient ou l'Inde antique, au Japon ou en europe entre le XIVe et le XIXe siècle. De plus, la primogéniture masculine classe a
priori les fils cadets avec les filles dans la même catégorie des non-héritiers. Pour ces raisons, la famille-souche ne représente que
le stade 1 de l'émergence patrilinéaire. Les sytèmes de parenté qui englobent l'unité familiale et domestique souche restent plus
souvent placés par les anthropologues dans la catégorie "bilatérale" ou "indifférenciée".
Autour de l'axe vertical défini par la primogéniture masculine, parentés paternelles et maternelles gardent des importances
équivalentes. La diffusion de principe patrilinéaire imparfait de la famille-souche va cependant conduire par étapes à sa
systématisation et à son accentuation.
Au nord de Sumer et de la Chine antique, la patrilinéarité fut transmise aux nomades voisins, dont le système de parenté était
indifférencié. Ces éleveurs ne pouvaient qu'admirer, envier et imiter les innovations techniques et sociales des civilisations
sédentaires. Les éleveurs nomades n'avaient cependant que faire de la primogéniture, dont la fonction première est de transmettre un
bien immobile, exploitation agricole ou fief. Ils ont cependant trouvé une application innovante du principe de supériorité masculine:
l'utiliser pour symétriser les positions des fils dans la vie du groupe. Leurs ménages, restés nucléaires, seront désormais liés les
uns aux autres par le principe patrilinéaire. Au Moyen-Orient, les généalogie claniques ont donné aux Amorrites du désert syrien, puis
aux Araméens, puis aux Arabes, l'architecture sociale et militaire qui leur a permis de conquérir la Mésopotamie et l'Afrique du Nord.
Au coeur de l'Asie, le clan patrilinéaire a donné aux Huns de la steppe turco-mongole et à tous leurs successeurs l'instrument qui a
assuré leur supériorité militaire sur leurs voisins sédentaires de chine, dInde du Nord et d'Europe de l'Est.
Le principe patrilinéaire définit un ordre, un classement de tous les hommes, de tous les guerriers. Un clan est une armée dans le
civil, mieux : une société civile faite pour la guerre. La conquête est son destin. Sa vocation prédatrice a été théorisée par Marshall
Sahlins en 1961. Mais Frank Lorimer soulignait déjà en 1954, sur la base de données africaines, que les sytèmes unilinéaires (c'est-à-
dire patri- ou matrilinéaires) favorisaient la fécondité et conduisaient les groupes à une expansion démographique qui entraînait
elle-même une compétition pour le contrôle des ressources Il serait toutefois injuste d'oublier Rome dans la description de l'univers
de prédation et de conquête engendré par le clan patrilinéaire.
Rendus militairement irrésistible par leur organisation patrilinéaire symétrisée, les nomades du désert ou de la steppe ont pu asservir
les sédentaires mésopotamiens ou chinois qui les avaient éduqués. Ils payent alors leur dette patrilinéaire, si l'on peut dire, en
transformant par la domination politique la famille-souche des sédentaires en famille communautaire. La famille communautaire
patrilinéaire ajoute à l'autoritarisme de la famille-souche la symétrie des frères du clan nomade. La séquence se reproduit en Inde du
Nord, où l'innovation "souche" n'est pas indépendante, et peut-être en Russie du Nord-Ouest , très tardivement parce que s'y
superposent à partir du XIIIe siècle les influences de la famille-souche germanique et du clan patrilinéaire mongol.
La symétrie des fils, désormais associés dans l'exploitation agricole, rend le principe patrilinéaire ablle solu. En l'absence
d'héritiers mâles, la famille ne peut survivre. Le statut de la femme baisse encore d'un cran. Voici défini un stade 2 de la
patrilinéarité. Mais l'évolution se poursuit par une accentuation autonome du trait avec le passage du temps. Un stade 3 de la
patrilinéarité est progressivement atteint au Moyen-Orient et en Inde du Nord où la situation des femmes tombe à des niveaux
d'oppression impressionnants.
La carte de la patrilinéarité et du communautarisme eurasiatique est désormais constituée. Les sociologues et les anthropologues des
XIXe et XXe siècle la tracèrent, peuple après peuple, région après après région. Le poids démographique des masses paysannes chinoises,
indiennes, arabes ou russes a réduit l'importance des systèmes nucléaires et patrilinéaires des nomades de la steppe eurasiatique ou du
Moyen-Orient. Reste que les armées soviétique puis américaine ont pu tester l'aptitude à la guerre des clans patrilinéaires pashtoun
d'Afghanistan. L'efficacité prédatrice du clan permet d'expliquer aussi l'incapacité des Occidentaux à contrôler la Somalie et, pour une
part, l'expansion soudaine de Daech entre l'Irak et la Syrie.
Emergence tardive de la famille-souche en Europe, au Japon et en Corée
Sur les deux bords de la masse communautaire eurasatique, les familles-souches européennes de l'Ouest, d'une part, japonaise et
coréenne, d'autre part, sont joliment symétriques , ainsi que le montre The Stem Family un Eurasian Perspective, publié sous la
direction d'Antoinette Fauve-Chamoux et Emiko Ochiai. A l'Ouest comme à l4est, la primogéniture masculine est apparue au Moyen-Age. En
Europe l'aristocratie franco-normande fut innovatrice, au XIe siècle, par son adoption de la primogéniture. La forme souche a certes
touché les paysanneries à partir du XIIIe siècle, mais celle-ci ne s'est implantée en profondeur que dans certaines régions : dans le
monde germanique, en Occitanie, en Catalogne, au Pays basque, en Suède, en Norvège occidentale. Nous allons retrouver dans ces régions,
à l'âge post-industriel, des "cultures souches" toujours actives. Dans le Bassin parisien, la population a résisté à la primogéniture :
on peut même dire qu'elle s'est définie contre elle. L'égalitarisme du commun s'y est opposé à la primogéniture noble. En Allemagne,
bizarrement mais logiquement, l'inverse s'est produit : la primogéniture paysanne ayant fini par s'identifier à la notion même de
servitude, l'aristocratie a, pour affirmer sa liberté, effectué, à partir du XIVe siècle, un retour au principe d'égalité et de
division des biens, devenu marqueur de. l'identité nobiliaire. David Le Bris a observé un phénomène analogue d'égalitarisme des élites
dans le Toulousain médiéval. J'étudierai au chapitre 8, l'impact de la primogéniture franco-normande sur le système familial anglais.
Au Japon, la noblesse a commencé de pratiquer la primogéniture masculine au XIIIe siècle, durant la période Kamakura. Le droit
d'ainesse a, par la suite, progressé dans la paysannerie jusqu'au XIXe siècle. La mutation souche est plus tardive en Corée, puis
qu'elle n'y fut amorcée qu'au milieu du XVe siècle .
Dans le cadre de ce livre de prospective, attentif aux phénomènes de divergence culturelle, il est essentiel de saisir que l'apparition
de la primogéniture masculine fut tardive en Europe et sur la frange orientale de l'Asie. Il est encore plus important de comprendre à
quel point la progression de la famille souche fut progressive et lente. Nous devons à Akira Hayami pour le Japon; Dionigi Albera pour
l'arc alpin, une vision claire du processus. Au Japon, la systématisation de la primogéniture s'étendit sur des siècle, culminant à la
fin du XIXe siècle avec la révolution Meiji, qui l'a finalement inscrite dans le code civil national et appliquée à la famille
impériale elle-même. Dionigi Albera a, quant à lui, identifié une progression très tardive de la famille-souche, jusqu'au XIXe siècle
dans les Alpes françaises. La famille-souche irlandaise est également d'une implantation fort récente puisque l'indivision des biens,
longtemps interdite par les Anglais, ne commença d'être appliquée dans l'île qu'après la grande famine des années 1844-1847.
L'une des leçons importantes de l'anthropologie des systèmes familiaux est que l'histoire de l'Occident et du Japon est fort brève.