Emmanuel Todd : "Dans un grand nombre de domaines, les femmes sont déjà au pouvoir"
L'anthropologue publie un essai passionnant et polémique sur la révolution féminine qui a transformé les sociétés occidentales ces dernières années. Rencontre.
L'ouvrage est arrivé au courrier, avec cette dédicace : "En espérant que ce nouveau livre ne signe pas la fin de ma vie sociale." Du pur Emmanuel Todd, expert en ironie prophylactique. La phrase est bien choisie, car inutile d'être la Pythie de Delphes pour prévoir que cet opus gaillardement intitulé Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes, à paraître au Seuil le 21 janvier, lui vaudra d'être criblé de flèches par certaines lectrices ulcérées. Si chaque ouvrage de l'anthropologue, historien, démographe et sociologue français est un événement, celui-ci fera d'autant plus son effet qu'il bat en brèche l'article de foi de la doctrine féministe : l'oppression patriarcale. D'après l'auteur, la formidable émancipation des femmes au cours des 70 dernières années aurait même provoqué la montée en puissance d'une "matridominance idéologique" dont le récent concept de genre serait le redoutable rejeton. Bref, une partie de ces dames auraient mis la main sur le combat "gramscien" des idées. Passer en 400 pages du postulat de la domination masculine à celui de la domination féminine dans le domaine du changement culturel est une audace que seul un intellectuel tête brûlée comme Todd pouvait s'autoriser.
Assis dans les bureaux de son éditeur parisien, l'intéressé se prépare à l'assaut avec un certain détachement. Par cette réfrigérante après-midi de janvier, ce sont moins les critiques à venir qui le chiffonnent que le vol de sa voiture, deux jours auparavant, et le dégât des eaux que vient de lui annoncer son épouse, Parce que cet essai, "le plus difficile à écrire mais aussi celui dont je suis le plus fier", n'est pas un libelle mais "un livre de chercheur", insiste-t-il. C'est en scientifique qu'il a voulu analyser l'émancipation des femmes, fait social majeur à l'origine des grandes transformations socioculturelles des pays occidentaux dans les dernières décennies. Son enquête, qui promène le lecteur de la France à l'Allemagne, en passant par la Suède ou l'Australie, s'est nourrie de ses travaux antérieurs et de sa méthode si vertigineuse parfois, croisant la statistique, l'anthropologie historique, la sociologie, l'économie. Saura-t-on ressentir sa "joie à la découverte, après quarante ans de galère, de la vraie nature du féminisme suédois" ?
Autre facteur important, à ses yeux du moins, Emmanuel Todd a 70 ans. A cet âge pas encore canonique mais déjà avancé, on a vu la vie et on s'est tanné le cuir. "Lorsque j'ai publié La Troisième Planète, en 1983, où j'établissais un lien entre les idéologies de l'époque moderne et les structures familiales anciennes, j'ai essuyé des tombereaux d'insultes. Des anthropologues de renom m'ont accusé d'enfermer les individus dans des systèmes." Les critiques se sont calmées. Puis ont repris de plus belle avec son ouvrage Qui est Charlie ? dans lequel le démographe associait les manifestants du 11 janvier 2015 aux "catholiques zombies". "J'en suis tombé malade, mais ça ne m'arriverait plus aujourd'hui. Ce qui se passera en Occident dans vingt, trente ans ne me concerne plus. Je ne suis pas là pour me battre dans la société française jusqu'à l'éternité !"
Faut-il le croire ? Avant de s'atteler à ce nouveau livre, il ne connaissait pas grand-chose au féminisme. Parce que la question ne l'intéressait pas. Ou plus précisément, parce qu'il ne voyait pas le problème dans cette France où "les femmes et les hommes s'aimaient bien", pensait-il. Le fond de l'air tournant à la guerre des sexes avec #MeToo, il a ouvert un oeil. Puis s'est franchement interrogé. Qu'avait-il raté, lui l'enfant de cette même génération 68, lui qui croyait que la tradition française de camaraderie entre les sexes prémunissait l'Hexagone contre le séparatisme genré à l'anglo-saxonne ? Depuis le Bas-Empire romain, les filles héritent chez nous autant que les garçons, contrairement au monde anglo-américain où l'aîné a longtemps été favorisé dans l'aristocratie et la paysannerie aisée, rappelle-t-il dans son essai. Dans une perspective anthropologique, la chose n'est pas sans conséquences. "Aux Etats-Unis comme en Angleterre, le principe de différence entre les enfants, appliqué aux deux sexes, a conduit à l'idée de différences d'essence entre les deux sexes. En France, l'équivalence des enfants des deux sexes a conduit à l'idée d'un homme universel qui pouvait aussi bien être une femme."
Avant de répondre à la question "Où en sont-elles ?", Todd s'est donc d'abord demandé : "Que se passe-t-il ?" Le burgrave français de la statistique s'est immergé dans les chiffres. Et il en est ressorti stupéfait. Jamais, dit-il, il n'aurait imaginé l'impact de l'accès des femmes depuis les années 1960 à l'enseignement supérieur, où elles sont désormais plus nombreuses que les hommes. En France, chez les 25-34 ans, 36,1% des filles contre 29,6% des garçons ont mené des études au-delà du bac. Les étudiants d'aujourd'hui sont majoritairement des "étudiantes". L'émancipation éducative a précédé de peu la libération du corps et de la sexualité féminine grâce à la pilule et l'avortement.
Voilà donc plus d'un demi-siècle, souligne l'anthropologue, que la bascule cruciale a eu lieu. Cruciale, parce que dans un pays aussi attaché que le nôtre aux diplômes, c'est le niveau d'éducation qui détermine l'accès aux emplois les mieux rémunérés et les plus prestigieux. A quoi s'ajoute l'essor du secteur tertiaire, qui a offert un éventail inédit d'opportunités d'emploi aux femmes. Celles-ci sont maintenant majoritaires dans les secteurs de l'enseignement ou de la justice. Elles s'installent en politique. "Dans un grand nombre de domaines, écrit Todd, les femmes sont déjà au pouvoir."
L'une des conséquences les plus intéressantes de ce constat s'observe au sein même des couples. Alors que pendant des siècles, les femmes ont épousé des hommes d'un niveau éducatif plus élevé qu'elles (hypergamie), ce sont elles, qui, depuis le début des années 2000, se marient statistiquement au-dessous de leur condition éducative, sans que leur conjoint ne se sente pour autant le dernier des ratés (hypogamie) - relève Todd, citant les travaux du sociologue Milan Bouchet-Valat.
Attention, le chercheur ne dit pas que le combat pour l'égalité sur le plan socio-économique est terminé. Pratiquant l'intersectionnalité statistique entre les données de sexe et de classe, il dessine même une pyramide qui vient compléter celle qu'il avait établie pour la société dans son précédent essai, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle. En bas, des catégories populaires comprenant de nombreuses familles monoparentales. Plus haut, une petite bourgeoisie jeune et moderne professant et pratiquant plus ou moins l'égalité dans le couple, dans laquelle s'épanouit le féminisme de la troisième vague. Très au-dessus (4% de la population), une haute bourgeoisie fortunée constituant "une pellicule supérieure de domination masculine".
A tous les échelons sévit encore la division sexuée du travail que l'anthropologue inscrit dans le droit fil de celle des chasseurs-cueilleurs. Les hommes qui fabriquaient des outils et construisaient des bateaux au premier âge de l'humanité sont surreprésentés dans les métiers techniques. Les femmes, elles, investissent le secteur du soin, de l'éducation, comme en écho à leurs lointaines aïeules affectées à la cueillette et à la poterie. Les premiers occupent plus souvent les postes de direction dans le privé ; les secondes ont 30% de chances en moins de devenir cadres. "Tout cela rend vraisemblable une hausse du harcèlement sexuel", prévient Todd.
Pour expliquer ce qu'il qualifie de résistances "résiduelles" au regard du temps long, il n'évoque pas - et l'on peut s'en étonner - l'influence des idées reçues concernant les rôles sociaux des deux sexes, qui contribuent pourtant en bonne part aux écarts observés dans le monde du travail. Sa piste est celle de l'anthropologue Margaret Mead : privés de la capacité d'enfanter, et souvent privés de leurs enfants tout court au quotidien après un divorce, les hommes n'auraient d'autre choix pour s'épanouir que de tout miser sur leur carrière. Tandis que les femmes actives de l'ère moderne porteraient, elles, un double fardeau, conjuguant la charge du travail avec celle de leur progéniture. Il en découlerait une "anxiété sociale" venant redoubler l'éventuelle frustration ressentie par les femmes devant le décalage entre leur niveau éducatif et leur réussite professionnelle ou personnelle. Pour Todd, la volonté de certaines d'en découdre avec le sexe opposé pourrait bien trouver là son explication.
Il faut l'avouer : à la lecture de Où en sont-elles ?, les "mâles blancs dominateurs" conspués par les néo-féministes s'en tirent plutôt bien ; il est très peu question de la violence masculine et la rapidité du processus émancipateur des femmes serait la preuve par défaut que les hommes ne s'y sont pas franchement opposés." Un peu court ? "Mon propos n'est pas de raisonner en termes de victimes et de coupables, rétorque le chercheur; je dis qu'il faut remettre les femmes à leur place dans l'histoire récente, c'est-à-dire au centre". Si l'auteur de L'Origine des systèmes familiaux ne voit plus qu'une "pellicule" de domination masculine là où les féministes repèrent une oppression sexiste virulente, ce n'est pas non plus parce qu'il serait un affreux "macho", assure-t-il, mais parce que ses travaux l'ont amené à une conclusion sans équivoque : le patriarcat n'a "jamais vraiment existé" dans ce qui constitue aujourd'hui l'Europe occidentale.
Résumons. La famille de Sapiens fonctionne sur le modèle nucléaire - un couple conjugal, des enfants. La parenté du père est équivalente à celle de la mère. Avec le passage à l'agriculture, cette structure évolue vers la famille souche - affirmation de l'autorité paternelle, héritier masculin unique, abaissement du statut de la femme. En Mésopotamie, Eurasie et plus encore au Moyen-Orient, les clans nomades font apparaître la famille communautaire, dont les membres subissent tous le joug paternel. Invoquer le patriarcat au sens générique comme le font les féministes revient donc, selon lui, non seulement à placer sur le même plan des systèmes de parenté très distincts les uns des autres, mais aussi à nier l'apparition différée de ce dernier dans l'Histoire. Autrement dit, la domination masculine n'est pas née avec l'humanité. A moins de prétendre ranger un siècle et demi de recherches anthropologiques au placard.
Nous voici arrivés au point le plus névralgique, la fameuse "matridominance idéologique". Il n'a évidemment pas échappé à Todd que sa formule, empruntée à l'anthropologie américaine, pouvait fâcheusement résonner avec les diatribes misogynes d'un Eric Zemmour dans Le Premier Sexe. Mais c'est en scientifique qu'il sonne la révolte, pas en idéologue, se défend-il. "Les débats militants vont-ils arriver à imposer une vision délirante de l'Histoire ? J'ai cinquante ans d'anthropologie derrière moi. Je ne peux pas accepter que, par idéologie féministe, on remette en cause, sans aucune donnée sérieuse, l'universel masculin de la chasse dans les sociétés primitives." Ou qu'au nom du concept de genre, le féminisme inflammatoire contemporain refasse l'histoire des rapports hommes-femmes.
Et l'intellectuel tourneboulé de raconter comment, en épluchant un rapport de l'OCDE sur la protection des minorités LGBT en plein confinement, il a été pris d'un malaise sur le canapé de sa maison bretonne. "Un vrai vertige conceptuel,. Moi, je suis un démographe, tabuler "homme" et "femme" fait partie de mon disque dur. Si les identités se mettent à devenir "fluides", si le mot "genre" remplace le mot "sexe" jusqu'à le faire disparaître, si on nie la différence sexuelle, comment va-t-on pouvoir comprendre les évolutions en cours ?"
Apparu en France dans les années 2000 avec la traduction de l'essai Trouble dans le genre de la philosophe américaine Judith Butler, le concept de genre s'est diffusé dans le monde universitaire et militant avant de peser dans le débat public. Todd y décèle l'influence des jeunes générations féminines pour deux raisons : déjà majoritaires sur les bancs des amphis, elles ont investi les filières des sciences humaines, connues pour leur fort potentiel idéologique, et ce sont elles qui tiennent à 85% la plume dans les thèses de sociologie portant sur le genre. Reste que l'échantillon considéré est faible : 181 productions sur un corpus total de 9000 thèses...
Les variations autour de l'identité sexuelle ne sont évidemment pas nouvelles, relève le démographe, citant longuement l'exemple des Berdaches, ces Indiens d'Amérique du Nord nés hommes et devenus femmes (moins souvent l'inverse) dans leur vie de tous les jours, sous l'oeil bienveillant du groupe. En revanche, l'humanité n'avait encore jamais connu l'aventure proposée par la transidentité : un changement de sexe par la chirurgie ou simplement par les mots, l'autochoix du genre annulant la réalité biologique.
Que le temps soit au "trouble identitaire", difficile de le nier. Que cette confusion ait partie liée avec l'émancipation féminine, c'est moins évident. Mais la focale de Todd est celle d'un fonctionnaliste. Il pense "large". Ce qui peut aussi l'amener à formuler l'hypothèse parfaitement incorrecte selon laquelle l'autonomisation des femmes serait responsable de l'érosion du sentiment collectif. L'idée est cohérente avec ses travaux antérieurs sur les systèmes de parenté. Chez les chasseurs-cueilleurs, l'activité économique des femmes bénéficiait exclusivement au noyau familial, les produits de la cueillette étant réservés aux enfants et aux parents ; devenues motrices du changement, les femmes auraient imprimé à nos sociétés une "orientation individualiste".
Il s'explique : "Sur les 70 dernières années, il y a deux évolutions sociales majeures : l'émancipation féminine et l'effondrement des identités - collectives, nationales, spirituelles, dit-il. On se doit d'examiner la possibilité d'un rapport entre les deux. Il serait tout de même étonnant qu'il ne reste rien d'un mode de fonctionnement qui a duré entre 100 000 et 300 000 ans !" Avec de telles théories, on dira qu'Emmanuel Todd tend le bâton pour se faire battre. Ou qu'il aime tout simplement secouer les esprits. A 70 ans, rien ni personne n'empêche plus de penser contre son époque.