Que le chemin des professions scientifiques est cahoteux pour les femmes en Afrique. C'est justement pour conjurer cet état de fait que le programme For Women in Science Africa a été mis en place afin de, comme le dit Alexandra Palt, directrice générale de la Fondation L'Oréal, sortir de l'incantation et passer à l'action. Pour son édition de cette année, c'est le Botswana qui accueille le programme le 9 novembre, son président Mokgweetsi Masisi en tête. De quoi à la fois récompenser des scientifiques subsahariennes pour la qualité de leurs recherches, mais aussi faire reculer tout ce qui contribue à les invisibiliser. Pour Le Point Afrique, Alexandra Palt a accepté de rentrer dans les méandres de ce processus.
Le Point Afrique : Quel regard portez-vous sur les femmes scientifiques africaines ?
Alexandra Palt : Il est très intéressant de rappeler que, malheureusement, la recherche scientifique en Afrique est vraiment le parent pauvre des politiques publiques. Il y a peu d'investissements, d'institutions, de laboratoires ou encore d'enseignements d'excellence. Les femmes qui souhaitent poursuivre une carrière scientifique en Afrique sont confrontées à un véritable parcours de combattantes. En plus de faire face à toutes les difficultés auxquelles font face les autres femmes scientifiques dans le monde, elles rencontrent des conditions matérielles extrêmement difficiles. S'y ajoute le poids de la culture qui, souvent, n'est pas favorable à des études très longues.
Les candidatures ont démontré d'année en année une forte augmentation des champs de recherche des doctorantes dans le domaine des sciences de la terre et de l'environnement. L'année 2023 confirme-t-elle cette tendance ?
Bien sûr, toutes les femmes scientifiques, et plus généralement les scientifiques, veulent répondre à un sujet qui impacte le monde. À l'heure actuelle, les sujets les plus en pointe tournent autour du changement climatique, de la perte de la biodiversité, ou encore de la sécurité alimentaire et de la santé. L'édition 2023 confirme cette tendance. 70 % des dossiers reçus étaient liés aux transformations et catastrophes environnementales que nous allons affronter. C'est normal et c'est sûrement un peu plus fort en Afrique où la recherche doit servir la communauté, les pays, le continent. Du coup, cette volonté de trouver des solutions aux problématiques est encore plus forte.
Avez-vous constaté des progrès sur la place des femmes dans le domaine des sciences ? Le fossé en matière de reconnaissance, de rémunération se réduit-il ?
Oui, il y a un progrès. Les femmes scientifiques sont plus reconnues. Cela dit, il reste encore du chemin. À titre d'exemple, à la fin des années 1990, il n'y avait que 25 % de femmes scientifiques dans le monde. En 2014, ce chiffre est passé à 30 %, et aujourd'hui nous avons atteint 33 % mais la vraie question reste : combien de femmes scientifiques atteignent des postes à responsabilité ? C'est seulement un quart. Ce chiffre nous prouve une nouvelle fois que nous ne réussissons pas à évoluer assez rapidement.
Les politiques entendent-ils votre message ?
La Fondation ne fait pas de lobbying. Nous ne faisons pas des propositions pour influencer les politiques publiques ou augmenter le budget. Nous sommes véritablement dans l'action et agissons comme une Fondation opératrice de son programme.
Je pense que le programme est souvent très reconnu par les pouvoirs publics. Ainsi, au Botswana, où le couple présidentiel a tout à fait été favorable à notre présence. Notre principal objectif, je le rappelle, est de permettre aux femmes scientifiques de pouvoir contribuer pleinement face aux enjeux qui nous attendent. Nous mettons donc en place une formation en soft skills (leadership, communication assertive, négociation…) et nous leur apportons également de la visibilité. Ceci est essentiel car l'invisibilisation des femmes est une stratégie du patriarcat depuis la nuit des temps, l'objectif étant de faire en sorte que les femmes ne puissent pas dessiner le monde dans lequel on vit.
Pourquoi le choix du Botswana, un pays plutôt connu pour son offre touristique ?
La Fondation L'Oréal a souhaité venir au Botswana et nous sommes particulièrement heureux de la qualité d'accueil pour plusieurs raisons. Le pays a une longue histoire d'excellence en termes de gouvernance et de démocratie. D'après l'indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique, la perception des citoyens en matière de gouvernance globale y est de 69,5/100, soit bien au-dessus de la moyenne de l'Afrique australe (53,9). Il était donc important pour nous d'honorer ce pays en attirant l'attention sur lui.
De plus, nous avons la chance d'avoir Nelson Torto, originaire du Botswana, et anciennement directeur de l'Académie des sciences en Afrique. Il a soutenu ce prix depuis le début. Il est d'ailleurs toujours membre du jury.
Face à la montée des extrêmes et aux poudrières qui explosent un peu partout, comment porter le plaidoyer des enjeux environnementaux ?
Il faut être conscient que nous sommes seulement aux prémices de ce qui nous attend. Si nous n'essayons pas de limiter le réchauffement climatique, la perte de la biodiversité, la raréfaction de l'eau, les grandes catastrophes naturelles, beaucoup de problèmes sociaux, de guerres, de conflits et de divisions nous attendent.
Il faut vraiment être mal informé pour ne pas comprendre que cet enjeu de changement climatique, de la planète, de l'environnement, est un enjeu de survie de l'espèce humaine.
Aujourd'hui, il n'y a pas véritablement de prise de conscience à la hauteur de cet enjeu qui va déterminer l'avenir de tous. Nous vivons un moment extrêmement dramatique.
Certes, les scientifiques, les entrepreneurs, les activistes essayent par des solutions de contribuer à une adaptation, à une limitation. Si nous n'avons pas de grandes décisions qui suivent, l'avenir sera encore plus complexe.
Parlons de votre parcours, comment passe-t-on d'une vie de consultante en stratégie très engagée dans la défense des droits humains au Comex d'un grand groupe ?
Je me vois davantage comme une personne qui combat les injustices pour une plus forte justice. Être dans une entreprise avec ce regard-là sur le monde m'a permis d'avoir davantage de moyens, de possibilités pour contribuer, je l'espère, à une société plus apaisée et plus juste.
Je pense pouvoir dire que c'est au sein de l'entreprise que j'ai pu avoir un impact plus important, même si on ne s'attend pas forcément à ça.
Dans une entreprise, il peut y avoir aussi beaucoup de valeurs, d'exemplarité. Ce n'est pas seulement réservé aux ONG. Je n'ai pas eu l'impression de me trahir en travaillant chez L'Oréal, mais plutôt de pouvoir poursuivre ma carrière tout en conservant mes valeurs et mon engagement.
Le contexte actuel, marqué par le réchauffement climatique et la prise de conscience écologique, vous donne-t-il plus de poids ?
Dans mon groupe, cette question a beaucoup de poids depuis de nombreuses années. Quand j'ai intégré en 2019 son comité exécutif, c'était bien sûr un reflet de la prise de conscience collective des dirigeants, du conseil d'administration et du CEO que ce sujet était déterminant pour notre avenir. Nous étions sûrement en avance par cette prise de conscience. Nous donnons du poids à ces enjeux et mettons les moyens pour qu'il y ait une transformation. La question devient de plus en plus prégnante et heureusement pas la personne.