Dans l'évolution des rapports entre les sexes depuis la guerre, il convient de distinguer, en France, une dimension pour ainsi dire spontanée, issue de la dynamique des interactions entre individus dans la société, ancienne, et une dimension idéologique, récente. Dans ce pays, doté depuis toujours d'une structure familiale plutôt égalitaire, guère oppressive pour les femmes, l'émancipation - élévation du niveau éducatif des femmes, dépassement par elles du niveau éducatif masculin, accès au marché du travail et aux postes à responsabilité - a d'abord suivi une évolution spontanée, à laquelle s'est superposée dans les vingt dernières années, avec une force sans cesse croissante, une strate idéologique appelant à la réalisation pleine et entière de ce mouvement spontané. Il y a eu, pour ainsi dire, d'abord la marche naturelle de l'histoire, puis la conscience de cette marche, une conscience devenue exigence, se manifestant par de l'action politique et des normes.
Une telle représentation est raisonnable pour la France seule, que les commentateurs anglo-américains décrivaient encore, à la fin des années 1980, comme un pays où l'émancipation des femmes avait eu lieu en l'absence d'un mouvement féministe digne de ce nom. Rien de comparable, dans notre pays, aux suffragettes anglaises ou aux féministes américaines des années 1970. La France était le pays où hommes et femmes s'aimaient bien, considéraient les rapports de séduction mutuelle comme une chose positive. Tel était du moins l'état psychique des classes moyennes lorsque j'avais 20 ou 30 ans, entre 1970 et 1980. On y regardait l'antagonisme des sexes aux États-Unis et leur séparation en Angleterre (si on en avait conscience) comme des bizarreries anglo-saxonnes. J'attribue personnellement la tension sexuelle anglo-américaine au fond protestant, étudié au chapitre 8, qui, à la suite de Luther et Calvin, avait plaqué sur un fond anthropologique égalitaire, pour ce qui concerne les rapports quotidiens entre hommes et femmes, un rêve de domination métaphysique masculin et, bien sûr, une horreur chrétienne renouvelée de la sexualité. La France républicaine restait sur une trajectoire catholique, dans laquelle la Vierge Marie, selon l'aimable suggestion de la Renaissance italienne, devait être déshabillée mais respectée, pour devenir Vénus —et surtout pas l'Ève inquiétante de la Bible. Le succès planétaire d'une publication comme Elle exprimait cette dimension paisible et plutôt séduisante à l'étranger de l'émancipation des femmes à la française. Rien ne laissait prévoir chez nous l'émergence d'un antagonisme entre les sexes.
Dans le monde anglo-américain, on pourrait à l'inverse évoquer une continuité de l'antagonisme, et il n'est même pas certain qu'on puisse y diagnostiquer ces dernières décennies une aggravation. Ces tendances culturelles sont évidemment caractéristiques des classes moyennes. Le monde populaire, plus déterminé par des questions de survie économique, puis d'expansion de la consommation, était en Occident plus égalitaire dans les rapports entre les sexes, même si ces rapports y étaient plus rudes. La recherche, cependant, doit éviter la nostalgie. Ce que nous devons analyser et comprendre est le virage idéologique antagoniste des rapports entre les sexes dans les classes moyennes françaises. Je dis et répète « idéologique », parce qu'il n'est pas certain que l'antagonisme idéologique représente la tendance de fond. Souvenons-nous de la stabilisation du mariage — au sens anthropologique d'union stable — dans les classes moyennes éduquées et hypogames. Les familles monoparentales, on l'a vu, sont de plus en plus caractéristiques des milieux populaires. L'idéologie toutefois existe, même si elle est inversion de la réalité sociale profonde. Elle a des conséquences et mérite d'être expliquée.
La France face au monde anglo-américain
Toute différence entre une évolution française quelconque, d'une part, et une évolution anglo-américaine, d'autre part, doit attirer notre attention sur certaines oppositions récurrentes entre deux cultures par ailleurs très proches. Leurs sont communs, pour ce qui nous concerne ici, un individualisme dominant et un statut des femmes plutôt élevé à l'origine. La différence fondamentale concerne la valeur d'égalité, avec ici une opposition que nous pouvons identifier aux niveaux des structures familiales (inconscientes), des métaphysiques religieuses (inconscientes ou conscientes selon l'époque) et des idéologies politiques modernes (conscientes). Dans la famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, frères et sœurs sont rigoureusement égaux, au point que, bien avant la Révolution française, la division des héritages s'y effectuait, dans la paysannerie, aussi pauvre fut-elle, avec une précision maniaque. Dans la famille nucléaire absolue anglo-américaine, les frères, et a fortiori les frères et sœurs, sans être radicalement inégaux, ne sont pas égaux. Le calvinisme anglais, puis américain, mit sa doctrine de la grâce en conformité avec cette structure familiale non égalitaire mais libérale dans les rapports entre parents et enfants, en se débarrassant de la prédestination à mort ou à vie formalisée par Luther et Calvin. Sans devenir égaux, les hommes retrouvèrent leur libre arbitre. On ne saurait mieux vérifier l'influence de la structure familiale sur la forme métaphysique. La France se distingua par un effondrement religieux précoce, des deux tiers, centré sur le Bassin parisien et la façade méditerranéenne, réalisé dès la deuxième moitié du xviiie siècle. L'égalité des hommes, jusque-là assurée par le baptême catholique qui, on le sait, lave les hommes et les femmes du péché originel, fut soudainement remplacée par l'égalité des citoyens de la Révolution française. On décapita des nobles, et le roi, et la reine, pour montrer qu'il ne s'agissait pas seulement d'une vague promesse. La chute du protestantisme anglais n'eut lieu qu'entre 1870 et 1930, mais elle permit la confirmation outre-Manche d'un libéralisme non égalitaire séculier. Le processus s'est achevé aux États-Unis très récemment, dans les vingt premières années du IIIe` millénaire avec l`effondrement des derniers bastions de la religiosité protestante. Trois éléments caractérisent donc la France majoritaire si on la compare au monde anglo-américain :
1) une incroyance plus ancienne et plus forte ;
2) un égalitarisme affirmé, sans doute dopé par la résistance d'une périphérie de l'Hexagone qu'il fallait convaincre ou soumettre ;
3) un égalitarisme qui s'étend aux femmes puisque filles et garçons héritaient de la même manière dans le Bassin parisien, si l'on exclut de cette vaste région la Normandie, qui pratiquait l'exclusion des filles, une fois dotées, de l'héritage.
Incroyance et égalitarisme ont assuré la prédominance en France des oppositions de classes sur les oppositions de races. L'égalité entre les sexes peut expliquer l'ambiance de camaraderie entre hommes et femmes dans les premières phases de l'émancipation sexuelle. Dans ce pays où les filles héritaient depuis longtemps autant que les garçons — il s'agit en fait d'une règle que l'on doit faire remonter au Bas-Empire romain, formalisée par le Code Justinien —, le potentiel de conflit était plus faible que dans le monde anglo-américain, où la répartition des héritages, sans être absolument inégalitaire, privilégiait quand même le fils aîné dans l'aristocratie et la paysannerie aisée. Aux États-Unis comme en Angleterre, surtout, le principe de différence entre les enfants, appliqué aux deux sexes, a conduit à l'idée de différences d'essence entre les deux sexes. En France, l'équivalence des enfants des deux sexes a conduit à l'idée d'un homme universel qui pouvait aussi bien être une femme. Pierre Rosanvallon a bien noté, dans Le Sacre du citoyen, la différence entre la femme spécifique du monde anglo-saxon, et qui acquiert plus précocement le droit de suffrage en tant que femme, et la femme qui doit devenir un citoyen en général pour bénéficier du droit de suffrage. Rosanvallon veut expliquer la résistance française à l'émancipation politique des femmes et je veux comprendre ici la décontraction française lors de leur émancipation par la pilule, mais l'idée sous-jacente d'un différentialisme sexuel anglo-américain et d'un universalisme sexuel français me paraît commune aux deux interprétations(1). N'oublions pas quand même le puritanisme protestant qui avait durant des siècles éloigné les corps des hommes de ceux des femmes encore plus sûrement que le catholicisme tardif. La sécularisation du xviiie siècle avait de plus fait beaucoup pour assurer à la France, à la veille de la guerre de 1914-1918, sa réputation méritée de pays de la liberté sexuelle. Elle avait alors un siècle d'avance dans la diffusion du contrôle des naissances, amorcé dans les petites villes du Bassin parisien
<I. Le Sacre as, citoyen, Paris, Gallimard, « Folio », 2001 11992], p. 522-523. >
avant la Révolution de 1789. En 1900, l'indicateur conjoncturel de fécondité y était de 2,8, contre 3,6 au Royaume-Uni et aux États-Unis, et 5 en Allemagne. La version républicaine du contrôle des naissances combinait préservatif, coït interrompu, abstinence et bordel ; sa version catholique périphérique mettait sa foi en l'abstinence. Nous nous souvenons, je l'espère, d'une Amérique ou d'une Angleterre autrefois sexuellement répressives, traquant les homosexuels à une époque où la justice française ne s'intéressait pas à eux. Mais nous devons surtout nous libérer d'une vision du monde anglo-américain comme plus favorable aux femmes dans toutes les dimensions. Je l'ai souligné au chapitre 8, le féminisme anglo-américain est certainement né en réaction au patricentrisme protestant. L'existence aujourd'hui de pasteurs femmes ne doit pas nous faire oublier l'histoire. La faiblesse du féminisme français conscient résulte, pour une part, de l'absence du rêve patriarcal (ici le mot a un sens) protestant, et de la nécessité de le combattre outre-Manche et outre-Atlantique. Voici mieux situé notre problème actuel : en France, dans une culture qui ne prédisposait pas à un rapport antagoniste entre hommes et femmes, a émergé en ce début de IIIe millénaire une idéologie qui prône, indubitablement, un tel antagonisme. Le phénomène est récent et sa durabilité n'est pas certaine. Tentons une application du rasoir d'Ockham, expliquer le maximum de faits avec l'hypothèse la plus simple. Lorsque nous confrontons la France aux États-Unis, nous aboutissons presque toujours, depuis le xviii` siècle, à la conclusion que ce qui différencie vraiment ces deux nations est une prédominance de la race aux États-Unis et de la classe en France. Tocqueville ne me contredirait pas sur ce point. Nous avons vu, au chapitre I, la prédominance de la question raciale dans l'intersectionnalité à l'américaine. Allons donc au plus simple : une intersectionnalité généralisée à la française ne nous suggère-t-elle pas que le féminisme antagoniste français est un problème de classe ? Je répondrai par l'affirmative mais sans toutefois prétendre que le poids explicatif de la distinction de classe est supérieur à celui de la distinction de sexe. Les deux notions sont nécessaires à une bonne description de la crise française et je m'en tiendrai au postulat méthodologique annoncé dans l'introduction : ne pas hiérarchiser a priori l'anthropologie (les rapports hommes-femmes) et l'économie (les rapports de classes).
Le sexe des classes sociales
Débarrassons-nous pour commencer de la vision archaïque de classes sociales définies par le seul sexe masculin. Il s'agit ici de prendre l'émancipation des femmes au sérieux. Elles constituent désormais presque la moitié de la main-d'œuvre employée. Je vais essayer de regarder la structure de classes du point de vue de femmes enfin libres et qui définissent les groupes sociaux indépendamment de leurs conjoints. C'est la leçon des chapitres précédents qui ont décrit un dépassement des garçons par les filles avec le baccalauréat il y a un demi-siècle, un passage en matridominance éducative supérieure pour la génération qui a eu 20 ans vers 1990, un basculement global dans l'hypogamie vers 2000. Il fut un temps où le chef de ménage, qui était encore un homme, déterminait l'attribution de la famille à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle. Ce mécanisme n'est plus automatique mais l'habitude perdure de percevoir la structure de classes à travers un prisme masculin. D'une certaine manière, la statistique publique entretient à coups de bons sentiments cette vision peu dynamique en comparant, inlassablement, les femmes aux hommes dans leurs performances professionnelles. Cette rémanence d'une vision centrée sur les hommes est ridicule. Malheureusement, la statistique ne laisse que rarement filtrer les chiffres qui permetraient de comparer avec efficacité les femmes entre elles, en termes de revenus ou d'appartenance à des catégories socioprofessionnelles, seule présentation qui nous permettrait d'aboutir à la définition d'une structure de classes féminisée. Je vais donner un exemple d'analyse sommaire, exploratoire, de la structure de classes « féminine » à travers les catégories socioprofessionnelles de l'Insee. Les données de grande diffusion de 2019 ne permettent pas de trier les cadres, les intermédiaires et les autres en fonction de l'âge et du sexe, opération qui seule rendrait possible d'observer la structure qui se dessine dans les jeunes générations. J'appelle ici à l'aide les jeunes chercheurs et chercheuses, qui ne manqueront pas, j'en suis sûr, pour aller chercher au cœur des enquêtes « Emplois » et des recensements les chiffres qui nous font défaut.
Au stade actuel, dans les données facilement accessibles, la réalité ultime est plus masquée que saisie par la très hétérogène catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Celle-ci apparaît aujourd'hui légèrement patridominée mais des données plus fines la diviseraient en deux, selon le revenu, en une moitié supérieure patri-dominée (la pellicule étudiée au chapitre précédent) et une moitié inférieure matridominée que nous pourrions joindre aux professions intermédiaires matridominées. L'importance des enseignantes dans la moitié inférieure par le revenu et des cadres masculins du privé dans la moitié supérieure par le revenu nous garantit ces orientations opposées de la dominance sexuée dans les parties basses et hautes de la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Une distribution en trois groupes sociaux, même grossière, nous permet malgré tout d'identifier deux structures de classes contradictoires, l'une polarisée pour les hommes, l'autre moyennisée pour les femmes.
Projetée vers le futur par ciblage des jeunes générations et après division en moitiés haute et basse de la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures », cette distribution ferait apparaître une structure ternaire que je modélise comme suit, en attendant un affinage par les études à venir. J'ai indiqué en haut du tableau, pour mémoire, par deux epsilons une hyperclasse capitaliste définie comme sexuellement égalitaire par les coutumes d'héritage.
Combinant sexe et classe nous définissons une hyperclasse égalitaire, une classe moyenne supérieure salariée ou libérale patridominée, une classe moyenne moyenne, ou petite bourgeoisie, matridominée et une classe populaire sexuellement désorganisée, où les hommes sont plus nombreux dans la force de travail mais où l'instabilité du lien conjugal, née d'une résistance de certaines femmes à l'hypogamie, fait augmenter le nombre de familles monoparentales. Ce modèle simple nous permet de définir des affrontements de classes dans lesquels, si l'on peut dire, les classes ont un sexe. Tout en haut, une hypothétique classe capitaliste bisexuelle ; au-dessous une classe supérieure masculine, en dessous encore une immense petite bourgeoisie féminine, et tout en bas une masse populaire asexuée. La petite bourgeoisie, féminine, comprend les plus gros bataillons passés par l'université, dans des cursus complets ou courts. C'est là que nous devrons chercher l'assise idéologique de la révolution féministe en cours, le lieu d'une hégémonie gramscienne d'un genre nouveau. Le concept de matridominance idéologique exige que les hommes de ces classes adhèrent à la nouvelle doctrine féministe. L'hypogamie statistique rend cette condition raisonnable puisqu'elle suppose un minimum d'harmonie dans la vie des couples. La classe moyenne supérieure masculine possède toujours le pouvoir technique et économique, même si la montée incessante du capital évoque un ultime horizon égalitaire sur le plan sexuel. L'hyperclasse capitaliste sera sans doute indifférente à la question de l'équilibre entre les sexes. Mais nous n'avons pas besoin de ce futur lointain et incertain pour comprendre la tension de classes qui structure actuellement la France : une petite bourgeoisie féminine conteste une classe moyenne supérieure masculine. Cette structure existe dans tout l'Occident mais l'antagonisme de classes ne contribue pas ailleurs autant qu'en France à l'antagonisme des sexes.
La colère comme phénomène social global
J'avais décrit dans Les Luttes de classes en France au XXIe siècle un nouveau type d'affrontement de classes, régressif, caractéristique d'une période de déclin économique, de blocage de la mobilité sociale ascendante s'accompagnant même sans doute d'un début de mobilité sociale descendante(1). Plaçons la colère féministe récente dans ce modèle général. Il est normal que l'émancipation des femmes ait conduit à un regain idéologique féministe, il est absolument normal que la liberté des femmes ait généré chez elles une vague d'anomie durkheimienne, une anxiété spécifique de la liberté, réservée des centaines de milliers d'années durant aux hommes. En revanche, le pessimisme général de la vague féministe actuelle, l'antagonisme qui la caractérise, ne renvoient pas, selon moi, aux femmes spécifiquement : ils ne sont que les incarnations, dans l'univers des rapports entre les sexes, et dans une classe sociale particulière, d'une tendance régressive qui caractérise toutes les catégories et tous les groupes d'une société française lancée sur une trajectoire descendante. J'avais aussi analysé une « cascade de mépris descendants », de l'aristocratie stato-financière vers la petite bourgeoisie CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures), de la petite bourgeoisie CPIS vers le prolétariat, du prolétariat vers les immigrés et leurs enfants, chacun cherchant au-dessous de soi-même un objet de mépris,
<1. Mais sur la base d'une description insuffisante des classes moyennes et supérieures, qui m'avait fait décrire des classes intermédiaires matridominées et une petite bourgeoisie CPIS encore légèrement patridominée. J'admets déplacer quelque peu les lignes en distinguant désormais des classes moyennes supérieures patridominées et une petite bourgeoisie matridominée. >
un bouc émissaire (1). Je ne vois aucune raison d'exclure le féminisme antagoniste de cette mécanique infernale. Il est vrai que le modèle qui vient d'être tracé - une petite bourgeoisie féminine qui regarde vers le haut une classe moyenne supérieure masculine nous rapprocherait d'une lutte de classes plus saine, selon laquelle le groupe du bas conteste le groupe du haut. Mais, selon cette nouvelle idéologie, l'être masculin est bien désigné comme un inférieur moral et je doute que les hommes hypogames de la petite bourgeoisie, inférieurs à leurs femmes par le diplôme, soient tout à fait à l'abri du féminisme antagoniste. La colère baigne catégories sociales et sexuelles. Elle est partout. Elle est l'esprit du temps. Prendre les femmes au sérieux nous permet donc de définir la base sociale de l'idéologie nouvelle : une classe moyenne ou petite-bourgeoise dominée par les femmes, défavorisée en termes de revenus mais dominante sur le plan idéologique à travers sa prise sur les secteurs de l'enseignement et de la recherche en sciences humaines. Je vais un peu développer l'étude des mécanismes gramsciens de l'hégémonie idéologique nouvelle. Gramsci nous a donné une superbe vision marxiste de phénomènes d'hégémonie idéologique liés à l'école, au journalisme, à la production de livres. La théorie du genre et, plus généralement, le féminisme de troisième vague ont atteint une situation d'hégémonie gramscienne que nous devons examiner. Nous avons déjà rencontré, au chapitre 1, lors de la présentation du concept d' intersectionnalité, venu du problème noir américain, le groupe social producteur et moteur de ce concept dans l'Hexagone, une université française féminisée, enflammée par le problème des femmes noires américaines (exclues du marché matrimonial blanc), alors même que les femmes noires ne sont pas l'objet en France d'une telle discrimination (leur taux de mariages mixtes est très élevé). Et nous voyons de plus en plus de femmes éduquées noires à la télévision, intelligentes, belles, terriblement françaises dans leur façon d'être, qui réclament une représentation des Noirs au cinéma qui serait l'équivalente de celle des États-Unis. Veulent-elles aussi le tabou sur le mariage mixte qui est fonctionnellement associé à cette visibilité américaine ? La représentation des femmes noires viendra en France naturellement,
<1. Les Lunes de classes en France au xxf siècle, op. cit., p. 260-264. >
sans effort idéologique, parce que le système culturel français ne place sur elles aucun tabou et les considère comme des « femmes universelles » parmi d'autres. Aux États-Unis, il existe malheureusement une relation fonctionnelle entre ségrégation raciale et représentation. Il est donc facile de souligner l'absurdité de l'importation idéologique du racisme américain. Essayons de dépasser cette ironie facile et tentons de détailler les mécanismes de la domination idéologique féminine à la française.
L'hégémonie idéologique au féminin : les doctorats
Le sexe des acteurs sociaux est important. Il est d'usage de compter les femmes dans les assemblées politiques, les ministères, à la tête des administrations ou des entreprises. Mais il est essentiel, dans notre optique d'intersectionnalité généralisée, de ne pas se contenter des secteurs où elles restent minoritaires, ou des secteurs où elles sont majoritaires mais qui sont eux-mêmes dominés. Si une idéologie est dominante, ses productrices et ses consommatrices sont des dominantes. Il convient donc, pour valider notre interrogation de départ sur le caractère matridominé des évolutions idéologiques récentes, d'arrêter de parler des sciences humaines ou des sciences sociales comme si elles n'avaient pas de sexe et d'examiner celui des auteurs de textes et des titulaires de poste. Notre première approche du phénomène doit être un comptage. Étudions plus systématiquement le cas de la France, par l'analyse des titres de docteur. Le portail theses.fr recense l'ensemble des thèses soutenues en France depuis 1985 et permet une étude quantitative des évolutions par sexe dans l'enseignement supérieur (1). Pour chaque thèse, il indique le nom du doctorant, le titre, la discipline, et la date de soutenance ou, pour une thèse en préparation, de première inscription.
<1. Géré par l'Agence bibliographique de l'enseignement supérieur (ASES), il est accessible à l'adresse :
https://theses.fri. >
Nous avons téléchargé (1) l'ensemble des données de theses.fr, c'est-à-dire les notices relatives à plus de 480 000 thèses. Elles ne font pas directement mention du sexe de l'individu mais le prénom en est un bon indicateur. Pour inférer le sexe à partir du prénom nous avons utilisé le Fichier des prénoms de l'Insee, qui fournit le nombre de porteurs féminins et masculins de chaque prénom nés chaque année depuis 1900. Il nous apprend, par exemple, que depuis 1960 sont nées 86 048 Alice de sexe féminin et 17 de sexe masculin,
<1. Données téléchargées le 25 mars 2021. 2. Disponible à l'adresse : hdps://
www.insee.fr/fristatistiques/2540004?sommaire=4767262. >
c'est-à-dire qu'environ 99,98 % des Alice nés depuis 1960 sont des femmes, ou encore que 99,99 % des Bernard nés dans la même période sont des hommes, ou encore que 65,3 % des Dominique sont des hommes aussi. À chaque doctorant mentionné dans theses.fr, on peut attribuer une probabilité d'être une femme(1).
<1 . La procédure réussit pour environ 92 % des doctorants. Les 8 % restants, dont le prénom n'a pas été trouvé dans le Fichier des prénoms, sont par définition des gens dont le prénom n'est pas (ou très peu) donné aux enfants nés en France. En d'autres termes, ils sont dans l'écrasante majorité des cas nés à l'étranger et il n'apparaît pas gênant de travailler sur les 92 % restants.
2. Il suffit pour tout groupe arbitrairement défini de sommer les probabilités de chaque membre d'être une femme ou un homme. Ainsi, puisque les Alice sont des femmes à 99,98 % et les Bernard des femmes à 0,01 %, nous estimons que la proportion de femmes dans un groupe de deux Alice et d'un Bemard est de (99,98 v 2 + 0,01 • 1)/3 = 66,66 %. Les disciplines renseignées dans thescs.fr sont parfois vastes (« Mathématiques »), parfois plus étroites (« Psychologie politique »). Nous regroupons les disciplines sur la base de la présence de séquences de caractères : ainsi « math » identifie les mathématiques (regroupant ainsi « Mathématiques pures », « Mathématiques et leurs interactions », etc.), « socio » ou « social » identifie la sociologie, etc. >
Il est alors possible de calculer un sex-ratio par discipline et année de soutenance(2). Nous voyons fonctionner en France les mêmes spécialisations qu'aux États-Unis, avec une matri-dominance forte en psychologie, en anthropologie et en lettres, claire en sociologie et biologie, un équilibre des sexes en histoire, droit et gestion, une patridominance qui résiste en mathématiques, physique, informatique et ingénierie. L'évolution entre 2001-2005 et 2016-2020 a fait de l'ingénierie le môle de résistance masculin principal, avant même l'informatique. La matridominance en biologie renvoie à celle de la médecine et au rôle ancien des femmes dans la gestion des corps : celui de leurs enfants, le leur, et un peu celui de leur compagnon puisque la contrepartie de cette spécialisation féminine fut une certaine difficulté des hommes à s'occuper de leur propre corps. Mais la matridominance dans les thèses de lettres, de psychologie, d'anthropologie et de sociologie couvre une bonne partie du champ de l'idéologie. Il s'agit de disciplines «gramsciennes» par excellence. Reste le cas très intéressant des disciplines dans lesquelles les femmes, minoritaires en 2001-2005, ont le plus progressé : la philosophie, la géographie, la science politique. Il s'agit de disciplines que je qualifierai de « holistes », dont l'objet est de penser l'homme globalement, dans sa société, sur cette terre, ou dans sa nature profonde, et je pense que l'irruption des femmes dans ces disciplines signifie que leur moindre aptitude à la gestion du collectif est en train de s'effriter, mieux, qu'à l'inverse, l'on peut s'attendre à une augmentation proche de la capacité féminine dans la gestion du collectif. Notre technique nous permet d'aller plus loin dans notre analyse intersectionnelle, combinant sexe et classe, de l'idéologie du genre. Les thèses de sociologie qui font apparaître le mot « genre » dans leur titre sont un excellent indicateur de la diffusion du concept à l'université, lieu central d'évolution des hégémonies idéologiques, espace gramscien par excellence. Sur près des 9 000 thèses de sociologie du corpus, c'est le cas de 181. Or si 49 % des thèses de sociologie dont le sujet n'est pas le genre sont rédigées par des femmes(1) - parité atteinte - les 181 thèses «genrées» sont pour 85 % d'entre elles l'œuvre de doctorantes (graphique 11.2). Autant dire que le concept de genre a un sexe. Pour chaque doctorant homme intéressé par le concept nous trouvons six doctorantes. Le concept de genre est certes le plus souvent présenté comme instrument de lutte contre la domination masculine et comment s'étonner alors de ce que des femmes, plutôt que des hommes, l'utilisent comme une arme ? Ce taux de 85 % le vérifie. Cette justification apparaît cependant comme une belle escroquerie si l'on a pris conscience de la prédominance écrasante des femmes dans les spécialités concernées : loin de lutter contre la domination, le concept de genre exprime une domination.
<1. Pour cette analyse, on considère comme femmes les doctorants dont la probabilité d'être une femme est supérieure à 50 %, ce qui peut entraîner quelques erreurs de classification. Ces erreurs ne pourraient conduire qu'à une légère sous-estimation de l'effet du sexe sur les variables étudiées (mention du genre, etc.). >
Notons que le même type d'analyse répété cette fois sur le mot « sexe » et ses composés (sexualité, homosexuel...) montre une évolution bien différente : l'écart hommes-femmes est plus faible (dans l'ensemble, les femmes ne sont plus 85 % mais 68 % des auteurs) et en voie de se réduire, grâce à un intérêt masculin croissant pour le mot (graphique 11.3). Les thèses peuvent aussi être situées dans le temps, en l'occurrence grâce à leur date de soutenance. La date de soutenance enregistre de fait les évolutions avec un peu retard : une thèse soutenue en 2009 aura été amorcée en 2006 au plus tard. Mais nous observons l'explosion, à partir de la fin des années 2000, de l'emploi du mot « genre » chez les sociologues nées femmes. Pour la première fois en 2009, plus de 6 % des thèses de sociologie soutenues par des femmes traitent du genre. L'enthousiasme masculin pour le concept reste faible sur toute la période d'étude. Mais la crise du genre est si récente en France qu'on ne peut être certain qu'elle va durer.
Matridominance à l'OCDE comme à l'Ined
Il existe donc en France des pôles de domination féminine pour ce qui concerne la détermination des attitudes sociales : l'enseignement et la justice depuis longtemps (je reparlerai de la justice au chapitre suivant consacré à l'exercice de l'autorité par les femmes). La montée des femmes dans le journalisme est rapide mais inachevée : les statistiques sur l'attribution des cartes de presse pour l'année 2018 nous apprennent que « les femmes sont même majoritaires parmi les nouveaux entrants (53 %), majoritaires aussi parmi les précaires, puisqu'elles représentent 53 % des pigistes. En revanche il n'y a que 19 % de femmes détentrices d'une carte de "directeur"(1)'. Le conflit entre classe moyenne supérieure masculine et petite bourgeoisie féminine est aigu dans le journalisme. Il diffuse sur le rapport à la politique. La fréquence élevée des couples connus associant une journaliste à un politique suggère, si nous restons dans la vision traditionnelle que les politiques sont supérieurs aux journalistes, la persistance d'une mentalité hypergamique ; mais si nous percevons les politiques comme des potiches sans pouvoir et les journalistes comme de réels faiseurs d'opinion, ces couples expriment à l'opposé un basculement dans l'hypogamie. Je dois avouer n'avoir ici aucune opinion. Dans le secteur idéologique d'État, en revanche, le principe masculin a déjà perdu. Je continue l'exercice au niveau mondial mais sans quitter Paris. Une étude de l'OCDE, Panorama de la société 2019, que j'utiliserai aussi pour l'analyse du phénomène LGBT, permet de poser le problème. L'Organisation de coopération et de développement économique a été fondée après la Seconde Guerre mondiale pour contribuer au suivi du plan Marshall d'aide à la reconstruction en Europe. Elle a été élargie à l'ensemble des pays avancés d'économie libérale et produit année après année une abondante littérature comparative, d'abord économique, mais qui s'est élargie avec les enquêtes PISA à l'éducation. Nous ne quittons pas Paris puisque l'institution est logée près de la Porte de La Muette…….
<1. Aurélie Djavadi, « Les journalistes en France en 2018: moins nombreux, plus de femmes et plus précaires », The Conversation, 15 mars 2018. >