Voilà, voilà..
La présentation de l éditeur a écrit :Face à une société individualiste, en grave déficit d'empathie et de compassion, Frans De Waal tire la sonnette d'alarme. Dans un livre qui fera date, remarquable d'intelligence, de vie, de culture, et d'humour, il démontre à travers nombre d'exemples du monde animal et de sociétés humaines, combien la coopération et l'entraide, contrairement aux idées reçues, sont essentielles à la survie des espèces. Un livre de nature et de science qui a une forte portée politique. L'édition américaine du livre est tiré à 50 000 exemplaires. Sommes-nous sur terre, comme on l'affirme si souvent, que pour servir notre propre survie et nos intérêts personnels ? Est-il vraiment dans la nature humaine de nous poignarder dans le dos les uns des autres pour gravir les degrés de la hiérarchie ? Le comportement égoïste et l'esprit excessif de compétition, souvent justifiés comme instinctifs et conformes aux théories de l'évolution, sont dans ce livre magistralement remis en cause. Un livre brulant d'actualité au moment où la crise met en exergue les terribles excès de l'individualisme et du primat donné à la notion de concurrence. Fort de son expérience sur le terrain , de ses recherches en anthropologie, psychologie, comportement animal et neurosciences, de ses expériences en laboratoire sur les chimpanzés, les bonobos et les singes capucins - ainsi que sur les dauphins et les éléphants - Frans de Waal , le plus célèbre des ethologues, nous montre également, exemples à l'appui, que de nombreux animaux sont prédisposés à prendre soin les uns des autres, à s'entraider et, dans certains cas, à se mobiliser pour sauver la vie des autres. Bref la possibilité d'empathie n'est pas comme on le croyait jusqu'alors le propre de l'homme! Ecrit dans un langage accessible à tous, regorgeant d'anecdotes, marqué par un humour empreint d'ironie et par une intelligence incisive, L'Age de l'empathie en mettant la coopération au coeur de l'évolution des espèces ouvre des perspectives passionnantes dans les domaines de la politique, de l'économie et dans notre manière d'être au monde.
d'Orwell est accessible à nos cousins primates, tout n'est pas désespéré (et Michéa peut se faire éthologue...)
Prologue
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'état-major de l'armée britannique se faisait du souci. Londres était en grand danger. La ville était, selon Winston Churchill, « la plus grande cible au monde, une sorte d'énorme vache, une vache grasse et précieuse, attachée pour attirer les prédateurs! Le nom du prédateur en question ? Adolf Hitler. Si le peuple succombait à la terreur causée par ses bombardiers, c'en était fini de la Grande-Bretagne. "La circulation cessera, les sans-abri hurleront à l'aide et la ville sombrera dans le désordre", craignait un général britannique. Des millions de citoyennes et citoyens craqueraient. L'armée ne pourrait pas même commencer le combat, tant elle serait occupée à contenir les foules hystériques. Churchill prévoyait qu'au moins 3 à 4 millions de Londoniens fuiraient la ville. Pour savoir quel danger menaçait, il suffisait d'ouvrir un livre : Psychologie des foules. Son auteur, le Français Gustave Le Bon, était l'un des intellectuels les plus influents de son époque. Hitler avait lu l'ouvrage de bout en bout, tout comme Mussolini, Staline, Churchill et le président Roosevelt.
Gustave Le Bon expliquait jusque dans les moindres détails ce qui se produisait dans les situations d'urgence. Presque immédiatement, écrivait-il, " l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation". C'est alors que la panique et la violence prennent le relais, et que se révèle notre vraie nature. Le 19 octobre 1939, Hitler dicta son plan d'attaque à ses généraux. " Le déploiement impitoyable de la Luftwaffe afin de briser la volonté de résistance des Britanniques poum et devra s'ensuivre le moment venu”.
Les Britanniques craignait qu'il ne fût déjà trop tard. Ils envisagèrent encore un temps de creuser un réseau de cachettes souterraines dans les sous-sols de Londres, mais en fin de compte, ce projet fut abandonné. Bientôt, paralysés par la peur, les gens n'oseraient même plus remonter à la surface. Au dernier moment, on installa tout de même quelques hôpitaux psychiatriques d'urgence en dehors de la ville, afin d'y accueillir les premières victimes,
Puis cela commença.
Le 7 septembre 1940, trois cent quarante-huit bombardiers allemands traversèrent la Manche. Il faisait beau. De nombreux habitants de Londres étaient dehors et levèrent les yeux vers le ciel lorsqu'à 16 h 43, les sirènes commencent à mugir. Ce jour de septembre resterait dans l'Histoire sous le nom de “samedi noir”, et la période qui s'ensuivrait sous le nom de Blitz. Plus de quatre-vingt mille bombes s'abattirent sur la seule ville de Londres. Des quartiers entiers furent rayés de la carte. Un million de bâtiments se trouvèrent détruits ou complètement anéantis, et plus de quarante mille personnes périrent.
Comment réagirent les Britanniques ? Que se passa-t-il lorsqu'ils furent, par millions, étourdis de bombes des mois durant ? À quel point devinrent-ils hystériques, bestiaux ou pire encore?
Commençons par le récit d'un psychiatre canadien.
En octobre 1940, le docteur John McCurdy traversa en voiture le sud-est de Londres. Il se rendait dans un quartier pauvre qui avait été gravement touché par les bombardements (on y trouvait un cratère ou une bâtisse en ruine tous les 100 mètres). S'il y avait bien un endroit
où les gens auraient dû paniquer, c'était ici. Voici ce que constata le psychiatre peu après que l'alarme eut été déclenchée :
“De petits garçons continuaient partout de jouer sur la chaussée, les badauds continuaient de marchander, un policier dirigeait la circulation avec une lassitude superbe et les cyclistes défiaient la mort et les lois de la circulation. Personne de ce que je pouvais voir, ne lançait ne fût-ce qu'un coup d'œil vers le ciel.”
Si on lit des récits sur les quelques mois qu'a duré le Blitz, on tombe sans cesse sur des descriptions de ce calme extraordinaire qui s'était emparé de Londres. Une journaliste américaine interviewa ainsi son concierge et sa femme dans leur cuisine. Ils étaient en train de souper tranquillement tandis que les fenêtres tremblaient. Avaient-ils peur, leur demanda-t-elle ? Oh, non, ça nous servirait à quoi, d'avoir peur ?»
Selon toute apparence, Hitler n'avait pas tenu compte de la mentalité britannique. Le flegme. L'humour pince-sans-rire. Les commerçants installèrent des pancartes devant les ruines qui avaient autrefois été leurs boutiques : “Plus ouvert que jamais ». Le propriétaire d'un pub tourna le ravage en plaisanterie : « Nous n'avons plus de fenêtres, mais nos spiritueux sont excellents. Venez les essayer”. Les Britanniques supportèrent les bombardements de la Luftwaffe comme ils supportaient les retards de train : c'était irritant, mais on pouvait vivre avec. D'ailleurs, les trains roulèrent normalement pendant le Blitz et les dommages économiques furent limités. En avril 1941, la production de guerre britannique fut davantage affectée par le lundi de Pâques, qui était pour tout le monde un jour férié, que par le Blitz. En quelques semaines, la population en vint à parler des bombes allemandes comme de la météo : « Il faisait très blitzy aujourd'hui, n'est-ce pas ?”. Un témoin écrivit : Les Anglais sont gagnés par l'ennui beaucoup plus vite que par toute autre chose, et personne ne cherche plus vraiment à se mettre à l'abri.”
Quid des dégâts psychologiques ? Quid des millions de victimes traumatisées prédites par les experts ? Introuvables. Bien sûr, il y avait beaucoup de chagrin et de colère. Bien sûr, on pleurait les êtres chers qui avaient perdu la vie.
Mais les hôpitaux psychiatriques construits à la hâte restèrent vides. La santé mentale de nombreux Britanniques connut même une amélioration. L'alcoolisme déclina. Il y eut moins de suicides qu'en temps de paix. Après la guerre, beaucoup de Britanniques en vinrent même à se languir du Blitz, de ce temps où tout le monde s'entraidait et où cela n'avait pas d'importance que l'on soit riche ou pauvre, de droite ou de gauche. La société britannique sortit à maints égards renforcée du Blitz, écrirait plus tard un historien anglais. Hitler dut déchanter.”
En fin de compte, Gustave Le Bon, le fameux psychologue des masses, n'aurait pas pu être plus éloigné de la vérité. La situation d'urgence ne convoquait pas le pire chez les êtres humains. Le peuple britannique s'était précisément élevé de quelques degrés sur l'échelle de la civilisation. “Le courage, L'humour et la gentillesse des gens ordinaires, écrivit dans ses carnets une journaliste venue des États-Unis, sont stupéfiants au regard du cauchemar que nous vivons.» Les effets - contre toute attente - positifs des bombardements allemands menèrent à un nouveau débat au sein de l'armée. La Grande-Bretagne possédait elle aussi une flotte de bombardiers, et la question était la suivante : comment pouvait-elle les mobiliser au mieux contre l'ennemi ? Étrangement, les experts de la Royal Air Force continuèrent à croire que l'on pouvait briser la volonté d'un peuple. Et ce, en le bombardant. Certes, cela n'avait peut-être pas porté ses fruits contre leur propre peuple, mais il s'agissait d'un cas exceptionnel. Aucun autre peuple au monde n'était aussi flegmatique et courageux. Les Allemands, au contraire, ne supporteraient pas le quart d'un tel bombardement, selon les experts. L'ennemi manifestait en tout cas “un manque de force morale”.
Ces experts reçurent le soutien d'un ami intime de Churchill : Frederick Lindemann, aussi connu sous le nom de Lord Cherwell. Sur l'un des rares portraits que nous ayons de lui, on aperçoit un homme de haute stature coiffé d'un chapeau melon, arborant une canne et un regard glacial. Dans les discussions enflammées au sujet des forces aériennes, Lindemann campa sur son point de vue. Les bombardements, cela fonctionne. Tout comme Gustave Le Bon, il ne tenait pas en grande estime le peuple ordinaire, qu'il jugeait lâche et enclin à la panique. Pour renforcer son argument, Lindemann envoya une équipe de psychiatres à Birmingham et à Hull, deux villes qui avaient été bombardées sans merci. En un temps record, les scientifiques interviewèrent des centaines de personnes ayant perdu leur maison au cours du Blitz. Ils les interrogèrent sur les plus infimes détails - du nombre de pintes qu'elles avaient bu jusqu'au nombre de comprimés d'aspirine qu'elles avaient achetés”.
Quelques mois plus tard, Lindemann reçut le rapport final. La conclusion s'étalait en toutes lettres sur la page de titre : « Aucune preuve d'abattement du moral.”
Et que fit Frederick Lindemann ? Il balaya cette conclusion. Il avait déjà décidé que bombarder un pays fonctionnait à la perfection et ne voulait pas en démordre. Par conséquent, il rédigea une note d'une tout autre teneur, qui atterrit ensuite sur le bureau de Churchill:
“Les recherches semblent indiquer que de voir sa maison détruite extrêmement néfaste pour le moral. Les gens semblent en être plus affectés qu'ils ne le sont de la mort de leurs amis ou même de leur famille, [...] Nous devrions pouvoir causer dix fois plus de dégâts aux cinquante-huit plus grandes villes d'Allemagne. Cela permettrait, à n'en pas douter.de briser le moral de la population.”
C'est ainsi que la discussion sur l'efficacité des bombardements fut pliée. « Cela avait un parfum de chasse aux sorcières », écrirait plus tard un historien. Les scientifiques prudents qui plaidaient contre le bombardement de la population allemande furent considérés comme des lâches - des traîtres à la patrie. Les fanatiques étaient d'accord entre eux : les Allemands devaient être traités bien plus durement encore. Churchill donna son feu vert, et l'enfer s'abattit sur l'Allemagne. En fin de compte, ces bombardements firent dix fois plus de victimes que le Blitz. À Dresde, davantage d'hommes, de femmes et d'enfants périrent en une nuit qu'à Londres sur toute la durée de la guerre. Plus de la moitié des villes allemandes furent annihilées. Le pays se métamorphosa en un gigantesque tas de gravats et de cendres.
Entre-temps, seule une petite fraction des forces aériennes alliées fut mobilisée pour bombarder des cibles stratégiques, comme des usines ou des ponts. Jusqu'aux derniers mois de la guerre, Churchill demeura en effet convaincu qu'il valait mieux lancer les bombes sur les civils afin de briser le moral de la population allemande. En janvier 1944, une nouvelle note de la Royal Air Force atterrit sur son bureau : “Plus nous bombardons, plus les conséquences en sont satisfaisantes, » Le Premier ministre souligna cette phrase de son célèbre stylo rouge.
Que se passait-il en réalité en Allemagne ? Commençons à nouveau par le récit d'un psychiatre de renom. De mai à juillet 1945, le docteur Friedrich Panse enquêta auprès de cent citoyennes et citoyens allemands qui avaient perdu leur maison. Après, j'étais vraiment de bonne humeur, j'allumai avec plaisir un cigare », raconta l'un d'eux. L'ambiance après un raid était « comme celle qui suit une guerre gagnée», remarqua un autre. Nulle part, il n'était question de panique de masse. Les habitants qui subissaient des bombardements pour la première fois manifestaient au contraire une forme de soulagement. La solidarité du voisinage était formidable, nota Panse. Étant donné la gravité et la durée de la pression psychologique, l'attitude de la population était remarquablement équilibrée et disciplinée. La même image émane des rapports du Sicherheitsdienst (SD, le service de renseignements de la SS), qui surveillait attentivement sa propre population. Après les bombardements, semblait-il, tout le monde s'entraide. On extrayait les victimes des décombres, on
éteignait les incendies. Les enfants des Jeunesses hitlériennes allaient et venaient pour aider les blessés et les sans-abri. Un épicier accrocha pour plaisanter une pancarte vantant le "beurre de la catastrophe": Hier wird Katastrophen Butter verkauft! (Ici, on vend le beurre
de la catastrophe. ) (Bon, d'accord, L'humour britannique avait une longueur d'avance.)
Peu après la capitulation de l'Allemagne, en mai 1945, une équipe d'économistes des forces alliées parcourut le pays défait. Le ministère de la Défense des États-Unis leur avait donné pour mission d'enquêter sur l'effet des bombardements. La question centrale était la suivante: l'armée devait-elle utiliser cette arme plus souvent ?
Les scientifiques n'y allèrent pas par quatre chemins : les bombardements avaient été un fiasco. L'économie de guerre allemande en était même vraisemblablement sortie renforcée, rallongeant ainsi la durée de la guerre. Entre 1940 et 1944, la production de chars allemands avait été multipliée par neuf, et celle des avions de chasse par quatorze.
Une équipe d'économistes britanniques en arriva à la même conclusion. Dans les vingt et une villes sinistrées sur lesquelles portait leur enquête, la production avait augmenté plus vite que dans un groupe contrôle de quatorze villes qui n'avaient pas été bombardées. Nous commencions à comprendre, écrivit un économiste américain, que nous allions mettre au jour l'une des plus graves, peut-être la plus
grave erreur de toute la guerre. Ce qui est encore le plus fascinant, à mon sens, c'est qu'ils aient tous fait la même erreur.
Hitler et Churchill, Roosevelt et Lindemann - les uns comme les autres partageaient la vision du psychologue Gustave Le Bon qui prétendait que la civilisation humaine ne constitue qu'une couche superficielle. L'emploi de la force aérienne, ils en étaient persuadés, ferait voler en éclats cette fine couche. Mais plus les bombes pleuvaient, plus la couche s'épaississait. Ce n'était pas une membrane mais une peau calleuse, endurcie.
Et pourtant, les experts militaires n'intégrèrent quasiment pas cette conclusion. Vingt et un ans plus tard. durant la guerre du Vietnam. les États-Unis larguèrent trois fois plus de bombes qu'ils n'en avaient employé contre l'Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Là aussi, ce fut un échec - plus cuisant encore. Même lorsque nous avons des preuves sous le nez, nous préférons nous mettre le doigt dans l'oeil. Jusqu'à ce jour, nombre de Britanniques croient que leur capacité de résilience pendant le Blitz était typiquement britannique, Mais elle ne l'était pas. Elle était typiquement humaine.