C’est Louis-Ferdinand Céline qui le dit ou, plutôt, l’écrit : « À tant d’années passées le souvenir des choses, bien précisément, c’est un effort. Ce que les gens ont dit c’est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C’est pas sérieux. »
Avant d’ajouter : « Faut demander alors du vif secours à la bite, tout de suite, pour s’y retrouver. Seul moyen, du moyen d’homme ? Bander un coup féroce mais ne pas céder à la branlette. Non, Toute la force remonte au cerveau, comme on dit. Un coup de puritain, mais vite. Il est baisé le passé, il se rend un instant, avec toutes ses couleurs, ses noirs, ses clairs, les gestes mêmes précis des gens, du souvenir tout surpris. C’est un saligaud, toujours soul d’oubli le passé, un vrai sournois qu’a vomi sur toutes vos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c’est-à-dire, dégueulasses. »
Comment évoquer ainsi l’auteur du Voyage au bout de la nuit sans replonger dans sa langue aux accents argotiques, si virtuose, sans ressentir la puissance abrasive de ses mots tels que ceux-ci cités ci-dessus, tirés de Guerre ? Car, oui, on n’en a décidément pas fini avec le scandaleux docteur Destouches.
Le texte inédit, publié ce jeudi 5 mai, ne relève en rien d’un « fond de tiroir » mais il s’agit d’une œuvre à part entière, issue des fameux manuscrits retrouvés et révélés en 2021. Ceux-ci avaient été dérobés dans l’appartement de Céline lors de la Libération avant d’être restitués, des décennies plus tard, aux héritiers de Lucette Destouches. Les pages en question n’avaient rien d’un secret pour les spécialistes de l’auteur de Mort à crédit puisque, comme l’explique François Gibault dans sa remarquable préface, « Céline s’était plaint d’avoir été volé de plusieurs manuscrits dont la liste correspondait bien à ceux qui sont aujourd’hui entre les mains de ses héritiers ».
Les 250 feuillets ici réunis, retranscrits et édités (on y reviendra) auraient a priori été écrits en 1934, soit deux ans après le Renaudot attribué au Voyage…, mais surtout vingt ans après son expérience du Front et des tranchées en 1914, qui lui valut de graves blessures. On retrouve alors au début de Guerre l’alter ego de l’auteur, Ferdinand, en Flandre, au beau milieu des cadavres de ses compagnons d’infortune.
« Je sentais de la vie qu’il en restait encore beaucoup en dedans, qui se défendait pour ainsi dire », constate le survivant. Touché entre autres à la tête, notre malheureux finit par atteindre tant bien que mal un hôpital de campagne, grâce à un Anglais, avant d’être transféré dans un autre établissement à Peurdu-sur-la-Lys. Une « petite ville en position juste pour recevoir des troufions de toutes les batailles », ressemblant fort à Hazebrouck où Céline avait été hospitalisé, lors de la Première Guerre mondiale.
Il est d’ailleurs difficile, comme toujours avec l’écrivain, de ne pas faire des ponts, plus ou moins libres, avec sa vie. Par exemple, l’infirmière qui s’occupe de lui – et, plus explicitement, le « branle » fréquemment –, L’Espinasse, ne serait-elle pas une projection « délurée » d’Alice David (avec elle notre homme aurait eu une relation, voire une progéniture…) ?
Pour en revenir à la fiction, ou présupposée comme telle, le brigadier Ferdinand se retrouvera, à sa grande surprise, auréolé de la médaille militaire par le maréchal Joffre pour, officiellement, « avoir tenté seul de dégager le convoi dont il avait mission d’éclairer la route ». Ses parents viendront au passage le retrouver – d’autant que le père du nouveau héros national a une connaissance à Peurdu-sur-la-Lys, « l’agent des assurances Coccinelle ».
Surtout, l’homme blessé va se lier d’amitié avec un certain Bébert – qui changera de nom en cours, et deviendra Cascade… Un souteneur charismatique et claudiquant (« c’était plus qu’une loque à vrai dire »), marié à la belle Angèle qui travaille pour lui. Il faut dire que cette dernière, pour son époux, « c’est du chien de chasse » rapportant beaucoup. Car « le truc d’Angèle, c’était de tomber de l’officier anglais, rien que du britannique, et de la classe élevée, celle qu’a peur d’être vue en train de baiser »…Mais le tragique ne tardera pas à rattraper tout ce petit monde, amenant Ferdinand à partir outre-Manche. Ce qu’on pourra découvrir dans un autre inédit, prochainement disponible, intitulé Londres…
Dès les premières lignes, pas de tromperie sur la marchandise, la patte Céline est immédiatement reconnaissable, comme une sorte de chaînon manquant entre le Voyage… et Mort à crédit. Les amoureux de l’auteur n’auront également aucun mal à faire des ponts avec Casse-pipe, Guignol’s band ou La Légende du roi Krogold. Cru et crépusculaire, Guerre nous offre son lot de formules imparables, de portraits à vif et de scènes nihilistes, dans le cadre d’un monde en plein chaos.
Pour pleinement apprécier cet objet « reconstitué » (avec quelques pages en fac-similés et un répertoire des personnages récurrents), il faut saluer tout le travail d’édition effectué par Pascal Fouché. En plus de contextualiser précisément cette œuvre, ce spécialiste nous explique sans la moindre tricherie la manière dont il a fallu faire passer l’objet de manuscrit à un véritable livre, supposant quelques petites corrections ou modifications indispensables à la lisibilité de ce chef-d’œuvre miraculeusement retrouvé. Car comme le disent les derniers mots de Guerre, non sans une ironie involontaire : « C’est énorme la vie quand même. On se perd partout. »
Cet article a été initialement publié dans Lire Magazine littéraire en mai 2022.
Une bombe d’outre-tombe. Louis-Ferdinand Céline l’écrit noir sur blanc dans ses textes encore inédits : il aurait eu un enfant avec une infirmière de l’hôpital militaire d’Hazebrouck, où il a été soigné à l’hiver 1914. Au début de Voyage au bout de la nuit son hospitalisation, à la suite de sa blessure de guerre, est passée sous silence. Le roman reprend quand l’écrivain est en convalescence à Paris, au Val-de-Grâce. Or, dans les manuscrits inédits, plusieurs chapitres « sur la guerre » racontent le séjour à Hazebrouck. Un chaînon manquant, paraît-il « bouleversant ». Selon nos sources, le nom de l’infirmière, Alice David, apparaît en toutes lettres dans ces textes inédits. Céline soutient même qu’elle lui « demande » de lui faire un enfant. Et qu’elle tombe enceinte de lui…
Pierre-Marie Miroux, un professeur de lettres qui a enquêté sur le passage de Céline dans le Nord, tombe de sa chaise : « Le jeune cuirassier Ferdinand Destouches a effectivement été soigné par une Alice David, une infirmière d’une quarantaine (?) d’années, appartenant à une famille très pieuse. Alice avait deux frères et quatre sœurs, dont deux religieuses. Il y a ensuite une période inexpliquée où elle est absente de l’hôpital. Une autre infirmière, Mme Van Cauwel, morte centenaire, a toujours évoqué un enfant avec Céline, une fille, mais rien n’est jamais venu le confirmer. » L’enfant de la guerre aurait 106 ans aujourd’hui… Grâce aux manuscrits inédits, d’éventuels petits-enfants cachés de Céline seraient désormais en droit de s’inviter à l’héritage.