Emmanuel Todd
Les luttes des classes en France au XXIe siècle
Chapitre 2 (extrait, pages 61 à 75)
Le déplacement social de l'intelligence
Après la strate consciente, celle de l'économie, plongeons un peu plus profond dans l'analyse de la structure sociale, dans ce que j'appelle la couche subconsciente , qui correspond à l'éducation.
Pourquoi l'éducation est-elle de l'ordre du subconscient ? Parce que chacun sait qu'elle joue un rõle crucial. qu'après les études vient le métier et que ce métier est très largement déterminé par le type d'études que l'on a fait. Il n'est que de songer aux parents qui vivent désormais dans l'angoisse que leurs enfants échouent dans cette étape décisive de leur existence. Même l'OCDE a fini par admettre l'importance de l'éducation, classant systématiquement les nations par niveau éducatif moyen, en parallèle avec le PIB par tête.
Pour autant, je parle d'une strate "subconsciente", parce que l'éducation est aujourd'hui mal située dans les modèles qui s'efforcent de saisir les motivations de l'histoire humaine : on refuse de voir, en général, qu'il s'agit d'une variable autonome, qu'elle se développe - où ne développe pas- en elle-même, indépendamment (pour
une large part) de l'économie. Ainsi, l'OCDE s imagine encore que l'élément moteur pour l'essor de l'éducation, c'est l'investissement financier, ce qui n'est pas le cas : dans la séquence causale du progrès humain, le développement éducatif précède le développement économique et non l'inverse. Des interactions sont tout à fait envisageables. Comme nous allons le voir, une crise économique peut favoriser une régression éducative. Mais, dans l'ensemble, il faut bien comprendre que le développement de l'éducation constitue l'axe central de l'histoire. Il faut certes un investissement minimal pour éduquer, en argent ou en temps d'activité enseignante, mais on constate empiriquement que les sociétés qui réussissent le mieux sur le plan éducatif - actuellement les sociétés du nord de l'Europe, le Japon ou la Corée du Sud - ne sont pas celles qui y consacrent la proportion la plus grande de leur PIB. Nous pouvons trouver des causes non économiques à ces différences d'efficacité : des restes d'intériorité protestante ou de discipline familiale - mais nous atteignons ici les couches inconscientes de la vie sociale. Oublions un instant ces différences et la compétition entre nations : partout sur la planète, cn a voulu apprendre à lire et écrire, puis développer une éducation secondaire et supérieure, avec des succès divers, mais toujours en vertu d'une tendance humaine à "avancer" qui n'est pas déterminée, fondamentalement par l'économie. Cette tendance, on va le voir, n'est pas toujours victorieuse.
Nous vivons, avec la domination idéologique des économistes ou des gens qui croient en la primauté de l'économie - mettons, de Jean-Claude Trichet à Paul Krugman-, le triomphe d'une sorte de marxisme vulgaire, celui qui était censé avoir, avec Marx, remis Hegel sur ses pieds, remplacé l'idéalisme historique par le matérialisme historique. Je me contente ici de revenir à la conception qui dominait, bien avant Hegel, chez tous les penseurs du XVIIIe siècle, mieux, chez tous les gens raisonnables qui, à l'instar de Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, estimaient que l'apprentissage de la lecture et de l'écriture constituait le fondement de la marche en avant de l'humanité. Dans le chapitre précédent, nous avons vu que la phase 1992-2018 peut être décrite comme un moment décisif de régression économique. Ce n'est pas une immense surprise puisque nous avons eu droit pendant cette période à deux récessions avec hausse du taux de chômage à plus de 10 %. l'une provoquée par la politique de la monnaie unique elle-même, l'autre par la politique de la monnaie unique se greffant sur la Grande Récession mondiale de 2007-2008. Comme l'éducation évolue de façon largement autonome, il n'existe pas de raison a priori pour qu'à cette régression économique vienne s'ajouter une régression éducative. La preuve en est que la crise des années 1930 n'avait rien provoqué de tel, ni aux Etats-Unis ni en Europe.
Pourtant, se concentrer sur la variable de l'éducation dans la période 1992-2018 revient à déterrer une mine. Pour la raison simple qu'on constate une crise éducative qui, à bien des égards, est beaucoup plus préoccupante encore que le naufrage économique du pays.
L'extension problématique du supérieur
Commençons par les enseignements secondaire et supérieur. Le développement de l'éducation secondaire s'amorce après la Seconde Guerre mondiale. Les événements de Mai 68 accélèrent le processus et de 1968 à 1995. l'éducation secondaire connaît une expansion formidable, qu'on peut mesurer par la proportion d'individus qui, dans une cohorte donnée (autrement dit, pour faire simple, une génération) obtiennent le baccalauréat général. Entre 1968 et 1995, on passe de 19.6 % d'une cohorte qui obtient le baccalauréat général à 37,2 %, soit presque un doublement. Ensuite, se produit une crise décisive qui est mesurable à partir de 1995 en France, mais avait eu son équivalent dès 1965 outre-Atlantique, parce que l'Europe continentale a grosso modo une génération, voire plus de retard sur les États-Unis: en France, la proportion d'individus qui obtient le baccalauréat général chute de 37,2 à 31,6 % entre 1995 et 2004.
Il ne faut pas exclure complètement la conjoncture et l'économie comme facteurs explicatifs de cette baisse : elle a lieu dans le contexte de contraction des dépenses liée à la première des deux récessions économiques que j'évoquais plus haut entièrement imputable à Maastricht. L'austérité budgétaire ahurissante imposée à tous pour respecter les critères d'entrée dans l'euro n'a pas épargné le système éducatif. Rappelons-nous l'ambiance de l'époque : une véritable crise, incluant les grandes grèves de l'automne 1995, une dissolution du Parlement menant à l'autodissolution tragicomique du pouvoir présidentiel de Chirac. Cette atmosphère dépressive a pu contribuer à la chute stupéfiante, en un peu moins d'une décennie, de 37.2 % d'une génération à obtenir le bac général à 31.6%. Toutefois, le taux de chômage n'est resté supérieur à 10 % que de 1993 à 1999. Or la baisse éducative s'étend, elle, de 1995 a 2004. Si, conjoncturellement, elle a pu être en partie déclenchée par le contexte économique-monétaire, sa prolongation et la trajectoire nouvelle qui se dessine par la suite invitent à chercher des causes plus profondes.
On observe, dans un troisième temps, une reprise apparente : entre 2004 et 2018, la proportion des individus qui, dans une cohorte d'âge, obtiennent le baccalauréat général remonte de 31.6 2 42,1 %. Mais avons-nous toujours affaire au même bac ? Je pense que la rupture de 1995 est une vraie rupture. La réalité des progrès antérieurs à cette date n'est pas
Kidiscutable : jusqu'à 1995, le bac général restait le bac. Il n'était pas dévalué par rapport à celui qu'avaient pu passer les générations antérieures. La hausse postérieure à 2004 évoque autre chose. Cette remontée de la proportion d'une génération obtenant le bac correspond en effet, entre 1995 et 2018, à un taux de réussite des candidats au bac général qui est passé de 72 % à 88 %. Donc, non, nous n'avons plus affaire au même bac : il est plus facile à obtenir.
(Tableau 2.1. Le pourcentage de bacheliers par cohorte)
La chute de l'addition à trous, et du reste
Une étude récente de la Direction de l'évaluation, de la prospective performance (DEPP, rattaché à l'Éducation nationale), à la fois solide et simple dans sa convention, permet de mesurer de façon tangible cette baisse de niveau et de la saisir à la source, au sortir du primaire. Elle nous donne pour les élèves de CM2 en 1987, 1999, 2007 et 2017 un état de l'évolution des scores en calcul. Evaluer la façon dont des enfants de dix ans environ sont capables de faire à la main des additions à trous, des soustractions à trous, des multiplications et ce qui reste le plus difficile pour nous tous, des divisions, présente un avantage : les résultats sont facilement comparables d'un enfant et d'une année à l'autre. Or qu'observe-t-on entre 1987 et 2017 ? Le score moyen passe de 250 points en 1987 à 210 en 1999, 202 en 2007, 176 en 2017. Une véritable chute donc.
Ces scores en calcul sont fortement corrélés aux performances en lecture et en orthographe. Une étude un peu antérieure de la DEPP nous apprend ainsi que les compétences orthographiques mesurées dans le cadre d'une dictée diminuent globalement : en 2015. les
élèves font en moyenne 17.8 erreurs contre 14.3 en 2007 et 10,6 en 1987. Point significatif : c'est l'orthographe grammaticale (règles d'accord entre le sujet et le verbe, accords dans le groupe nominal, accords du participe passé) qui demeure la source principale de difficultés pour les écoliers français Or on sait que les accords de la langue française sont très proches du calcul en termes de gymnastique mentale.
Ces chiffres qui évaluent le niveau scolaire d'élèves de CM2 sont précieux : ceux de la première étude (sur le calcul) concernent des générations qui ont passé le bac respectivement en 1994, 2006 et 2014, ainsi que celle qui le passera en 2024. des générations qui ont donc
fait leurs études supérieures entre 1994 et 1999, entre 2006 et 2011, entre 2014 et 2019, ou qui les feront entre 2024 et 2029. Ils per de se projeter dans l'avenir et de se faire une idée de l'état intellectuel des générations futures. Cet avenir, on le devine, risque de ne pas être radieux.
Les résultats des études de la DEPP confirment l'hypothèse selon laquelle nous n'avons plus affaire au même bac et que l'augmentation du nombre de bacheliers après 2004 n'est pas dans la continuité des tendances de l'après-guerre et de l'après-1968. Sinon, comment expliquer que de plus en plus d'enfants obtiennent le bac au sein de générations qui savent de moins en moins bien écrire et compter ?
(1. Note d'information n 28, novembre 2016, - Les performances en orthographe des élèves la fin de l'école primaire (1987-2007-2015) )
Ces chiffres laissent supposer que le niveau de l'enseignement supérieur a dû, lui aussi, baisser pendant notre période : car l'augmentation de la proportion de personnes qui obtiennent le bac, observée à partir de 2005, a bien sûr été suivie d'une augmentation de la proportion d'une génération qui fait des études supérieures.
Les sources Eurostat nous disent qu'en France la part d'une cohorte qui fait des études supérieures d'un type ou d'un autre c'est
bac + 2 minimum) est passée de 27.4 % en l'an 2000 à 43,6% en 2016. Il suffit de réfléchir deux minutes pour se rendre compte que quelque chose cloche : une société ne peut pas faire un bond éducatif de cette ampleur en seulement seize ans. Le développement de l'éducation obéit à des rythmes plus lents. Le niveau des études supérieures non plus ne peut donc pas être resté le même.
J'admets ces déclins par devoir de chercheur et avec tristesse. Toute ma vie, j'ai resisté aux théories "déclinistes". Je ne suis, comme Alain Finkielkraut, pessimiste de tempérament et social-dépressif d'idéologie. Je suis un optimiste, sensible aux progrès de l'humanité : l'un de mes premiers livres s'intitulait L'Enfance du monde et j'y analysais en détail l'alphabétisation universelle de la planète. Cet acquis n'est pas perdu car j'insiste là-dessus, le récent déclin educatif n'empêche pas les enfants d'apprendre à lire, écrire et compter. Simplement, ils le font un peu moins bien qu'auparavant, plus lentement avec moins d'aisance. Enregistrer ces résultats en baisse représente pour moi une application du principe d'empirisme, qui a guidé toute ma vie de chercheur.
L'année ou le niveau baissera pour la société
dans son ensemble : une évaluation difficile
De cette évolution des cohortes les plus récentes, on pourrait tenté de déduire que le niveau éducatif global de la société baisse. Ce n'est pas le cas. Du moins, pas encore.
Le niveau éducatif d'une société est constitué des niveaux éducatifs de toutes ses tranches d'âge. Or le niveau éducatif des anciennes générations est encore extrêmement bas et leur disparition fait mécaniquement monter le niveau global. Les deux tableaux qui suivent (non représentés ici, Source INSEE) font apparaître la rareté des études supérieures au-dessus 65 ans et la fréquence plutôt élevée des difficultés d'écriture et de calcul au-dessus de 50 ans, ce qui semble contredire ce qui vient d'être dit de la chute récente.
Un article très intéressant de 2016 sur les difficultés d'écriture et de calcul selon l'âge dans la population active ( jusqu'à 65 ans donc) constate que ces difficultés sont maximales dans la population active entre 60 et 65 ans. Pour autant, comme le notent les deux auteurs, Fabrice Murat et Thierry Rocher, ces chiffres doivent être interprétés avec précaution parce qu'au-delà d'un certain âge on mesure une baisse des compétences en écriture et en calcul due au vieillissement. Ce mélange d'effets de cohorte et de cycle de vie rend l'évaluation
plus complexe qu'elle n'y paraît.
Énumérons les évolutions que nous devons combiner pour suivre le niveau éducatif global.
Du côté positif :
- La disparition des cohortes âgées ayant fait peu d'études secondaires et supérieures et dont les compétences en calcul et en orthographe étaient faibles
- l'élévation réelle du niveau des cohortes jusqu'à la génération qui a eu son baccalauréat en 1995, et dont les études supérieures peuvent être considérées comme de niveau stable.
Du côté négatif :
- les problèmes cognitifs des actifs pour toutes les cohortes à partir de 50 ans environ, sachant que la proportion d'actifs de cet âge augmente par suite du vieillissement général de la population;
- la chute du niveau en calcul et orthographe des générations les plus jeunes. qi, lorsque celle-ci avancent en âge, conduit à une baisse de niveau du baccalauréat puis de l'enseignement supérieur.
J'ai, malgré ces difficultés, essayé de trouver une façon raisonnable de situer dans le temps un point de basculement : le moment où l'arrivée à l'âge adulte des jeunes générations plus faibles en calcul pèvsera plus lourd dans les équilibres économiques et sociaux que la sortie des générations anciennes peu formées, un moment où la population française dans son ensemble passera d'un niveau éducatif ascensionnel à un mouvement descendant. J'ai choisi la date où les jeunes de niveau plus faible, mesuré par l'étude de la DEPP atteindront l'âge médian actuel de 40 ans, considérant qu'à ce moment-là l'effet d'amélioration lié à la sortie des générations anciennes ne jouera plus vraiment. On peut ainsi faire une estimation de l'année où commencera la chute du niveau éducatif global de la société française.
Je suis parfaitement conscient de la multiplicité des décisions arbitraires qui interviennent dans un tel choix. Dans le contexte d'incertitude qui pèse désormais sur les niveaux du primaire, du baccalauréat et des études supérieures, toute évaluation qui prétendrait être une certitude prêterait à rire. Reste que nous ne pouvons prétendre parler de l'avenir sans une telle tentative d'évaluation.
La date d'arrivée à l'âge de 40 ans des premières générations pour lesquelles la DEPP mesure une chute de niveau est 2030. Nous allons devoir imaginer une compétence globale qui baisse dans le contexte d'un système économique technologiquement plus sophistiqué que jamais, plus robotisé notamment. Mais le monde qui vient est-il si incohérent, au fond ? Des individus qui lisent moins facilement auront-ils besoin de ncette compétence pour parler à des machines ?
Nous cherchons à comprendre l'inertie politique de la période 1992-2019 et notre évaluation nous indique qu'elles ne furent pas, pour la population française dans son ensemble, une phase de déclin. Les groupes d'âge actifs étaient en progression cognitive. S'il y a bdans l'évolution de l'éducation, bien des raisons de nous inquiéter pour l'avenir, nous n'y trouvons pas une explication des renonciations du passé proche. C'est même à l'apogée du niveau éducatif atteint par la France que l'euro a cessé d'être mis en question.
Une chute démocratique
L'étude de la DEPP comporte une bonne nouvelle dans la mauvaise nouvelle : le niveau baisse, mais cette baisse touche les enfants de toutes les catégories sociales et ne fait guère d'entorse au principe démocratique. De 1987 à 2017, les scores des enfants des cadres et des professions intellectuelles supérieures tombent de 278 à 206, ceux des professions intermédiaires de 263 à 188, ceux des ouvriers de 238 à 166. La chute n'est pas exactement proportionnelle puisqu'elle s'aggrave quand même un peu lorsqu'on descend l'échelle sociale : 26% chez les cadres, 28% chez les intermédiaires, 30 % chez les ouvriers. Mais nous sommes toujours dans le modèle d'une France où la croissance des inégalités entre CSP n'est pas le problème central.
Cette chute générale suggère que les causes sont elles aussi, générales. La première qui vient à l'esprit aurait quelque chose à voir avec les techniques d'apprentissage si les enfants savent moins bien compter, ce serait par exemple, parce qu'à l'âge de la calculette, on leur fait faire moins de calcul mental. Ce n'est pas impossible. Nous pourrions d'ailleurs compléter cette interprétation par une remarque optimiste soulignant la nouvelle virtuosité des enfants sur leurs écrans et téléphones portables. Certes, ils comptent moins bien, mais ils savent faire tellement d'autres choses ! Je pense qu'en réalité l'école n'est pas la seule ni même la principale responsable du déclin des facultés intellectuelles élementaires. L'apprentissage de la lecture, et celui du calcul, si fortement liés, doivent autant sinon davantage à l'entourage familial et social qu'à l'institution scolaire. Il intervient durant une phase cruciale du développement d'un individu et modifie son cerveau en profondeur. La lecture complexifie la vie intérieure et transforme la personnalité de l'enfant qui la pratique de façon intensive, elle change son rapport au monde. Or cet apprentissage a été perturbé dès l'arrivée de la télévision bien avant celle des tablettes et écrans de notre monde actuel.
C'est évident dans le cas des États-Unis, où la baisse des scores aux tests de raisonnement SAT se manifeste dès les années 1960-1970 et peut être directement corrélée à l'impact massif et précoce de la télévision : les jeunes Américains se sont mis à lire moins, ce qui a
nui au formatage positif des cerveaux. Le développement de l'univers avant tout visuel d'Internet (les vidéos et séries télé en ligne) n'a évidemment pas arrangé les choses : toutes les sociétés du monde doivent désormais affronter un reflux massif de l'écrit comme instrument de loisirs pour les enfants en cours de formation cérébrale.
Il ne s'agit pas de dire que la vidéo est nuisible en soi. Les vidéos comme les séries télé peuvent être très instructives et posséder une valeur artistique supérieure à celle de beaucoup de romans. Mais elles ne formatent pas le cerveau de la même manière. A un certain âge
(en gros à partir du moment où l'on sait lire, vers six ans, jusqu'à la puberté), lire un mauvais roman fait plus de bien au cerveau que regarder un chef-d'oeuvre du cinéma. Ce constat a quelque chose de paradoxal : il est insensé qu'une percée technologique nous menace d'un effondrement intellectuel, et difficile d'admettre que l'un des grands facteurs du développement intellectuel de l'espèce humaine a peut-être été l'effroyable ennui de ces après-midi de vacances où, pour s'occuper, les enfants lisaient.
Notons que la baisse du niveau intellectuel s'observe dans l'ensemble du monde développé. Comme l'a montré James R. Flynn, le quotient intellectuel (QI) a pendant longtemps augmenté dans les pays occidentaux (formidable désaveu de toutes les théories de la dégénérescence génétique qui déduisaient du fait que les pauvres faisaient plus d'enfants celui que le niveau intellectuel allait baisser). Ce Flynn effect, ou hausse généralisée du QI, qui a touché aussi les pays en voie de développement, a cependant, dans la phase la plus récente, cédé la place à un reverse Flynn effect. On peut observer un début de baisse du QI, d'autant plus significatif que la plupart des tests et mesures ont été effectués pour des échantillons représentatifs dans des pays protestants (Norvège. Danemark. Grande-Bretagne, Pays-Bas, Finlande,Estonie). Or le monde protestant, c'était le monde de la lecture (et pas seulement de la Bible).
Pour les générations parmi lesquelles les études de la DEPP ont déjà révélé une détérioration du niveau en calcul, corrélée aux capacités de lecture et d'écriture ainsi qu'à un problème d'agilité intellectuelle en général, la messe est dite. La lecture intensive structure
le cerveau à une certaine époque de la vie. Ses bienfaits ne sont pas récupérables par la suite lorsque celui-ci devient moins plastique (c'est pourquoi l'alphabétisation des adultes est si difficile). Il faut accepter le fait que ces générations liront un peu plus lentement, calculerons un peu moins bien et, comme nous allons le voir plus loin, feront beaucoup d'études. Pour les générations ultérieures, en revanche, rien n'est a priori perdu et une mise sous contrôle des écrans pourrait iinfirmer les projections pessimistes des paragraphes qui précèdent.
On pourrait imaginer que les parents parviennent - non sans mal à protéger leurs enfants des tentations de la télévision et d'Internet pendant la phase de leur développement où il est important qu'ils lisent beaucoup. Mais soyons clairs : il s'agirait d'une révolution aussi importante que la diffusion du puritanisme entre le XVIIe et le XIX siècle, l'interdit visuel n'étant pas plus facile à mettre en place qu'un interdit sexuel. Mais qui sait : dans la phase la plus récente, la lutte contre le tabagisme ou celle pour la ceinture de sécurité ont dans l'ensemble plutôt réussi.
La stratification educative
Au-delà de la question de savoir si le développement de l'éducation supérieure signifie une hausse du niveau éducatif réel des cohortes - ce qui était vrai mais ne l'est probablement plus depuis l'arrivée à l'université des générations qui ont eu vingt ans en l'an 2007 -, il n'est pas sûr que son essor soit un pur bienfait pour l'humanité.
L'éducation supérieure conduit aussi à une crise de la démocratie. Elle introduit dans la société une division nouvelle : la stratification éducative. Celle-ci va avoir des conséquences idéologiques non négligeables : elle favorise le développement d'un subconscient inégalitaire qui explique l'acceptation de plus en plus grande, à partir du milieu des années 1960 aux États-Unis et des années 1990 en France, de politiques économiques inégalitaires ou aux conséquences inégalitaires (le libre-échange et l'euro en ce qui nous concerne).
La hausse du taux d'alphabétisation puis l'atteinte de l'alphabétisation universelle, du XVIIe au XXe siècle, avaient scandé la progression irrésistible de l'idéal démocratique. Les populations se rendaient compte que ce qui était réservé aux prêtres et aux commerçants au
Moyen ge se diffusait à des masses de plus en plus grandes bientôt le dernier des ouvriers agricoles serait capable de lire et d'écrire. La société pouvait bien rester fondamentalement inégalitaire sur le plan économique (qu'on songe à la France de la fin du XIXe siècle), dans la mesure où les individus étaient de plus en plus égaux en termes de compétences intellectuelles et éducatives, un subconscient democratique irriguait progressivement le corps social.
Dans ce monde démocratique ancien, les personnes ayant fait des études supérieures étaient très peu nombreuses, quelques pourcents, et, si elles voulaient exister socialement, il fallait qu'elles parlent aux
autres. Les éduqués supérieurs (je désigne ainsi des personnes qui, avant la mise en place de l'université moderne, ne pouvaient pas, bien entendu, avoir fait des études supérieures à proprement parler, mais qui avaient eu des précepteurs), ces éduqués supérieurs, donc,
s'ils étaient producteurs de culture, devaient s'adresser aux alphabetisés ordinaires, dans leurs romans, leurs pamphlets, leurs chansons.
Or la montée en puissance de l'éducation supérieure a produit surtout à partir du moment où elle s'est bloquée, où l'on a pressenti que, contrairement à l'alphabétisation, elle ne serait pas universelle, l'émergence d'un sentiment inégalitaire d'un type nouveau. Le problème n'est pas simplement que ceux qui sont en haut se voient au dessus des autres et sous prétexte qu'ils ont eu une éducation supérieure, se pensent vraiment supérieurs. Le problème est aussi qu'ils peuvent se permettre de vivre entre eux : 31 % de diplômés du supérieur, cela
représente presque un tiers de la société. Ces personnes peuvent écrire des livres qui ne s'adressent qu'à d'autres éduqués supérieurs. La stratification éducative favorise une vision de l'art élitiste et narcissique. Elle explique qu'on soit passé de Balzac, Zola, Hugo à Catherine Millet, Philippe Besson, Christine Angot. Et elle permet de comprendre une bonne partie de la production cinématographique française de ces dernières décennies, qui n'a plus aucun rapport avec la société en général et se satisfait de ne plus être que le reflet des préoccupations professionnelles et sentimentales des classes dites moyennes supérieures. La Grande Illusion et La Grande Vadrouille mettaient en scène des rapports de classes. Alceste à bicyclette ou Le code a changé, non. Le sommet du décrochage culturel me semble atteint par certaines séries policières de la télévision dans lesquelles des officiers de police tout à fait ordinaires membres en réalité, on l'a vu, des professions intermédiaires) se pavanent, hors service, dans des appartements ou maisons sublimes avec, si possible, vue sur la mer.
Cet réalisme social se produit sur fond d'émergence d'une population dont un tiers a fait des études supérieures contrairement aux deux autres tiers.
Si l'on considère l'ensemble de la population de plus de 25 ans, nous sommes passés de 18 % de personnes ayant reçu une éducation supérieure en 1999, au moment de l'entrée dans l'euro, à 31.4 % en 2018. La masse des éduqués supérieurs a presque doublé. Si l'hypothèse d'un subconscient inégalitaire résultant de la diffusion des études supérieures est correcte, on doit admettre que la masse des sentiments antidémocratiques a énormément augmenté en France depuis Maastricht.
Sur qui ce nouveau subconscient inégalitaire pèse-t-il le plus ? Pas sur les vieux. En 2015-2016, 85% des 65 ans et plus n'avaient pas fait d'études supérieures, ils n'étaient que 6% à avoir atteint bac + 2 et 9% un diplôme du supérieur au-delà de bac + 2.
Selon mes critères, les vieux restent peu fragmentés et donc depositaires de la vieille conscience égalitaire et démocratique. A l'inverse, la génération la plus fragmentée est celle des 25-34 ans qui, à 53 %, n'a pas fait d'études supérieures, mais dont 14% ont atteint bac + 2 et 33 % obtenu un diplôme du supérieur plein et entier. Le groupe socio-démographique porteur du subconscient social inégalitaire le plus fort est donc celui des jeunes de 25-34 ans, diplômés du supérieur à 47 %. On notera que c'est dans ce groupe d'âge qu'on voit apparaître le nouveau retard des hommes sur les femmes, puisque les individus de sexe masculin n'y sont diplômés du supérieur qu'à 44% et les femmes à 51 %. Au terme de l'analyse, nous devons constater que la catégorie qui porte aujourd'hui le plus pleinement le clivage inégalitaire est majoritairement jeune et féminine.