Jacques Delpla, bonjour. Je voudrais que l’on se livre à un petit exercice de ce qui pourrait être l’enchainement des faits pour que l’économie rebondisse lentement, rebondisse beaucoup ou s’enfonce encore. Mais d’abord, quel est le contexte général ?
Bonjour. Oui ; avant même de faire des scénarios, je crois qu’il y a des choses qui sont inévitables, qu’il faut avoir en tête.
Un : de 2003 à 2007, le monde a connu une expansion exceptionnelle, de l’ordre de 5% par an. Et en grande partie liée à la croissance du crédit, à l’effet de levier.
Tout ça est en train de tomber, de se défaire ; et donc, inévitablement, la baisse de l’endettement, notamment aux Etats-Unis va peser sur la consommation des ménages : donc, on va avoir une croissance plus faible. Deuxièmement, ça va peser sur la politique des banques commerciales, parce qu’elles auront beaucoup- et elles ont toujours dans leurs actifs, beaucoup d’actifs dits toxiques, ou mainteant on dit, actifs historiques. Et donc çà, ça va peser sur le crédit des entreprises. Donc, ces deux choses-là font que, quoiqu’il advienne, le cadre macro-economique des 10 prochaines années, au moins des cinq prochaines années, va être une croissance plus faible qu’auparavant. On peut rajouter à cela qu’à la sortie de la crise, mettons, par exemple, à partir de 2011, les états vont se retrouver extrêmement endettés (les derniers chiffres de la Commission des Finances, à l’Assemblée Nationale, sont de l’ordre d’une dette de l’ordre de 90% du PIB en France et à peu près pareil en Europe) et donc les états vont vouloir se désendetter et donc ils vont avoir des politiques fiscales restrictives, des politiques budgétaires restrictives, augmenter les impôts et baisser les dépenses. Il faudra être systématiquement en excédent budgétaire à la sortie de la crise, pour retrouver un niveau de dette décent autour de 60% du PIB ; et donc ces trois éléments vont peser négativement sur la croissance de la prochaine décennie.
Alors commençons par le scénario noir. Qu’est-ce qui pourrait faire que la récession s’accentue encore?
On a tous en tête la Grande Dépression des années 30. alors ce sera pas aussi catastrophique mais des choses peuvent arriver.
Premièrement, qu’on ait aml estimé l’ampleur des actifs toxiques des banques. Le FMI dit qu’il y en a 2000 Milliards de dollars aux Etats-Unis, la Banque d’Angleterre dit sur l’ensemble du monde, ce serait 3000 milliards de dollars. Et de ça on sait que les banques ont passé provision uniquement pour 1000 milliards. Donc, si vraiment le FMI et la Banque d’Angleterre ont raison, il y a tellement de choses toxiques dans les soutes des banques que elles valent toutes zéro mondialement, qu’il faut massivement les renflouer et que tout ça, ça va peser sur le crédit. Et par ailleurs, on peut avoir des enchainements négatifs de perte de confiance des ménages, des prix des actifs- actions qui s’effondrent. Donc on peut avoir un scénario un peu noir qui serait déclenché en partie par le passé. Alors pourquoi par rapport à aujourd’hui ce serait pire ? Ben peut-être que les Européens n’ont pas pris mesure de l’ampleur de la crise -c’est ce que dit l’administration Obama- et que une petite relance de 1% du PIB à la sortie de l’éclatement de la plus grande bulle de crédit de l’histoire du capitalisme, c’est pas assez. Et dans la pusillanimité de l’Allemagne, de la France, à vouloir relancer, l’incapacité de l’Italie à relancer, tout ça pourrait faire qu’on aille dans un cercle vicieux qui nous remettrait avec des taux de croissance à -4%, cette année c’est le cas, mais encore peut-être l’année prochaine et voilà…Ce n’est pas le scénario le plus probable, mais vraiment il y a ce risque-là qui est en partie lié à, mauvaise surprise sur les actifs des banques et mauvaise réponse des gouvernements en termes de politique budgétaire.
Et est-ce qu’il n’y a pas un risque aussi du côté des émergents qu’on pourrait sous-estimer?
Oui, bien sûr. Mais les émergents C’est que un tiers du PIB mondial. La vraie crise, c’est les pays du G7, qui font 60% un peu plus…deux-tiers du PIB. Mais, c’est vrai, les émergents ont tous, que ce soit en Europe de l’Est et maintenant dans certains pays fragiles d’Asie, la Turquie, le Pakistan, on aura bientôt l’Afrique du Sud et peut-être l’Amérique du Sud. Tous ces pays-là étaient en général avec un déficit des comptes courants extrêment élévé. Ils arrivent plus à se financer. Ils pourraient avoir ce qu’on appelle un « sudden stop », c'est-à-dire que l’ensemble des capitaux extérieurs refusent d’aller financer ces pays émergents très endettés et donc dans ce cas-là il y aurait des contractions, des récessions encore plus violentes que chez nous, on parle de -10 -12% en Lettonie, on pourrait imaginer ça dans une kyrielle d’autres pays. En revanche, les pays qui marcheraient bien, ce serait toujours l’Asie orientale, qui, elle, a toujours des excédents de balance des paiements.
Est-ce qu’il n’y a pas quand même suffisamment de politiques publiques mises en place pour qu’on évite un scénario « Grande Dépression des années 30 » ?
Ecoutez, c’est ce que je pensais à l’automne dernier. Il y avait une bonne réponse du G7 sur la politique budgétaire, un début de relance, et les banques. Maintenant, je suis beaucoup plus sceptique. Regardez, Angela Merkel a expliqué l’autre jour qu’il n’y aurait plus de stimulus. L’Allemagne va connaitre une récession d’une violence extrême, -4 -5 peut-être -6% cette année, et il n’y a pas de raison qu’il y ait un rebond massif l’année prochaine. Et donc, je suis assez étonné de voir l’aveuglement de l’Allemagne, en partie pour des raisons purement idéologiques – les allemands n’ont jamais compris le keynesianisme- de pas vouloir relancer. Et deuxièmement, je trouve que l’ensemble des états du G7 refusent de traiter rapidement le problème des banques. Il y a des manières de le faire, je l’ai écrit dans Les Echos récemment. Je crois que si l’on faisait une restructuration rapide du passif des banques en expropriant les shareholders-les actionnaires pour compenser les pertes, et éventuellement en convertissant les dettes obligataires en actions, on pourrait rapidement absorber les pertes. On pourrait rapidement absorber les pertes et donc, les actionnaires et les créanciers absorberaient les chocs des mauvaises créances et on pourrait très vite rebondir. Il se trouve que l’ensemble des « Trésors » du G7 sont, nous les économistes nous disons, « capturés » par les banquiers, sont trop sous l’influence des banquiers, je dirais aussi des assureurs qui sont les détenteurs de la dette obligataire bancaire, et qu’ils ne veulent pas. Donc, ce qui me fascine c’est, maintenant, l’ensemble des pays du G7, ils sont très passifs, à la fois sur la résolution de la crise bancaire et la résolution de la récession.
Alors prenons maintenant le scénario dans lequel l’économie rebondit lentement ou par acoup. On a eu des politiques de relance, on a eu des taux de contraction très forts ; est-ce qu’un rebond n’est pas assuré en 2010?
Vous avez raison. Dans ce scénario-là, on considère que les politiques budgétaires et les politiques monétaires, même si elles sont un peu imparfaites, ont été extrêmement plus réactives, ce qui est le cas, que dans les années 30. Et donc, grâce à ça, en fait, on a apuré l’essentiel du problème, et derrière donc une fois qu’on a, rappelez vous, les pertes en capital liées à la crise sont de l’ordre de 40 à 50 000 milliards de dollars, ce qui fait à peu près 90% du PIB mondial ; donc c’est non négligeable comme impact sur le stock de capital, le stock de richesse ; donc, l’idée c’est qu’on aurait, par la forte récession de 2008 et 2009, apuré le système ; et après ce choc-là, en 2010, il y aurait un rebond, ce qui arrive toujours après une période de récession ; mais c’est un rebond technique, c’est-à-dire que, vous prenez le secteur automobile ou toute l’industrie manufacturière qui abaissé de moitié, il n’y a pas de raison qu’elle reste là, et donc il y a des histoires de stocks, des gens qui différaient leurs achats, le font en 2009 et donc, vous avez une production industrielle, qui a été divisée par deux, grosso modo dans le monde, depuis un an. Et donc il suffit que ça monte derrière de 10 ou 20%, on reviendrait absolument pas au niveau d’avant la crise, mais rien qu’avec ça vous êtes asuré d’une bonne croissance en 2010, ça peut être encore le cas en 2011. Rappelons nous que c’est ce que nous avons eu il y a quinze ans lors de la grande crise, la grande récession de 92-93, derrière en 1994, il y a eu une très forte croissance. Mais c’est juste du rattrapage après l’effondrement. C’est pas que ce soit fragile, c’est de la réduction de ce qu’on appelle l’output gap, donc , on a tellement baissé qu’on ne pouvait que remonter. Donc c’est normal que derrière une très forte récession, il y ait une reprise. La question, c’est au-delà. Et comme je l’ai dit en introduction, le crai risque, c’est que, la nécessité pour les ménages américains de se désendetter, idem en Irlande, en Grande-Bretagne, en Espagne etc, fera qu’une grosse partie de la consommation va être réduite. Les ménages vont beaucoup moins consommer et vont beaucoup plus épargner qu’auparavant. Dans un premier temps, certes, l’Etat va augmenter la demande publique pour compenser ça, ce qui se passe aujourd’hui, mais derrière la crise il va falloir que l’Etat aussi réduise les déficits budgétaires. Donc, il est probable qu’en 2012-2013 et au-delà, on ait à la fois des ménages qui aient besoin de restaurer leur épargne, restaurer leur capital, épargner, épargner, épargner, se déleverager comme on dit, notamment aux Etats-Unis, et aussi un Etat qui doive le faire. Et dans ce cas-là, c’est le scénario français qu’on a eu entre 1994 et 1998, une croissance faible. A l’époque, c’était parce qu’on réduisait fortement les déficits budgétaires pour entrer dans l’Euro. Là, on réduira fortement les déficits budgétaires pour réduire la dette. On voudra même être en excédent. Donc, on aura, derrière ce feu de paille, qui sera juste la sortie de la crise, on aura une croissance faible, moyenne, entre 0 et 1% pendant de longues années; essentiellement à cause de la forte dette, de la nécessiuté d’épargner. On a un pays qui est comme ça depuis pas mal de temps, au sud de chez nous, c’est l’Italie. L’Italie, de manière assez fantastique depuis les années 2000, a une croissance qui tourne autour de 1%, parfois légèrement plus, mais maintenant en dessous, maintenant c’est nettement négatif, mais avant la crise, l’Italie avait un potentiel de croissance de à peine 1%, pourquoi ?, parce qu’il y avait une dette colossale qui venait empêcher la croissance ; et c’est pas exclu que ce soit la même chose en Europe.
Une croissance de 1%, les populations n’en sont pas très soulagées, ne le sentent pas…
Ce 1% de croissance, il va servir à quoi ?, il va servir essentiellement à payer les dépenses de santé qui augmentent, et les dépenses de retraite qui arrivent pour des raisons démographiques. Donc, les gens, individuellement, ne sentiront rien, aucun gain. Ca ira dans les dépenses de santé et dans les retraites. En dehors de ça, les gens, les actifs, ou même les retraités, ne verront aucune augmentation de leur pouvoir d’achat hors inflation. Donc, oui, effectivement, ça va être un monde triste, un monde où il n’y aura aucun espoir, les gens verront une stagnation de leur pouvoir d’achat ; et je pense, quelque part derrière, une crise morale, sociale, et, je pense, des risques potentiels pour la démocratie, c’est-à-dire des gens qui se disent, peut-être pas comme ce qu’il y a eu dans les années trente, mais on peut imaginer, derrière, des discours populistes, délirants, à droite et à gauche, on les a d’ailleurs, le NPA ou le Front National, c’est ça déjà, alors simplement ça peut augmenter et rebondir…C’est un monde triste; et on paiera les excès des années 2000 par l’obligation de payer pour la génération précédente.
OK, alors essayons de se réjouir avec le scénario optimiste. Qu’est-ce qui pourrait faire que la psychologie sur la valeur des actifs change, et qu’on considère qu’on ait touché le fond, et qu’on reparte d’un bon pied ? Est-ce que c’est un scénario possible, et y-a-t’il un enchainement des faits pour ça ?
Alors c’est possible. Je le souhaiterais. Je pense que c’est minoritaire comme probabilité ; mais, il y a un exemple, c’est les pays scandinaves qui ont eu une crise extraordinairement élevée en 1990-91-92. Le déficit public de la Suède, c’était 12% à l’époque, à peu près comme en Grande-Bretagne aujourd’hui. Tout le système financier avait explosé, tout le sytème bancaire avait explosé. Et donc, ce qu’on fait les suédois, c’est qu’ils ont…, les finlandais aussi d’ailleurs, finlandais, suédois et danois, ils ont massivement restructuré leur économie ; ils ont faits toutes les réformes qu’on aurait dû faire parce qu’il y avait un consensus politique et autre. Donc, peut-être que si on fait énormément de réformes, ça arrivera ; les fruits arriveront pas tout de suite. Tant qu’on a de la récession, y a évidemment par définition pas de…mais derrière on peut avoir un fort rebond. Alors, pour tempérer l’optimisme là-dessus, c’est que les suédois ont pu faire ça parce qu’ils ont massivement dévalué leur monnaie, les finlandais aussi. Nous, le risque, c’est que le dollar baisse massivement à cause de l’effondrement de l’économie américaine, et que l’Euro s’appécie dans le monde . Donc, ce sera difficile de sortir à cause du taux de change. Alors, qu’est-ce qui peut rester comme espoir, c’est d’abord des profondes réformes structurelles, mais ça, ça met du temps ; et on peut espérer aussi l’arrivée de chocs de productivité positifs, des gains de productivité. Moi, je pense essentiellement à tout ce qui est internet. Je veux dire, ça fait depuis dix ans qu’on vit dans le monde internet, et que ça se voit pas dans les chiffres du PIB. Ca s’est vu aux Etats-Unis, où la croissance a augmenté d’un point entre 1995 et 2005, grosso modo à cause de ça. Nous, il n’y a pas de preuve, presque, il n’y a pas de preuve de l’impact d’internet sur la productivité du travail. Or quand vous regardez autour de vous, vous voyez qu’il y a des choses, quand même, qui sont beaucoup plus efficace. Donc, mon espoir, ce serait que les nouvelles technologies, l’adoption des nouvelles technologies forcent à une augmentation de la productivité. C’est pas donné, parce qu’en période de récession, les gens sont de plus en plus rétifs au changement. Je trouve un exemple, c’est ce qui se passe dans le secteur automobile. La politique du gouvernement est totalement désastreuse. L’idée de vouloir empêcher Renault et Peugeot de se restructurer en fermant des entreprises et autres sur le sol national ; c’est l’opposé de ce qu’il faudrait faire, c’est l’opposé de l’adaptation au changement. Je comprends très bien qu’on se pose des questions sociales sur les bassins d’emploi de l’automobile, mais plus on donnera de subvention à ces vieux outils industriels qui n’ont plus de demande, puisque plus personne n’achète de ces voitures-là, plus on ralentira l’arrivée de nouvelles technologies. Donc, moi, j’appelle à un sursaut de restructuration schumpéterienne, de destruction créatrice, qui me paraît le seul moyen de sortir par le haut de cette crise.
Y a pas la possibilité, quand même, que l'économie mondiale soit soulagée par une stimulation de la demande interne dans les pays émergents, comme la Chine par exemple ?
Pas vraiment. Pour une question arithmétique : la Chine, c’est 5% du PIB mondial, donc, même si ça augmente de 10%, ça fait 0.5% du PIB mondial en plus.
Oui, mais Chine plus Inde plus Pays du Golfe ?
Alors, les pays du Golfe, eux ils sont en récession à cause du prix du pétrole. Donc, ce n’est pas de là que viendra la relance. Bon les pays de l’Asie orientale, on va dire, oui, mais, tout compris, il font 10% du PIB mondial, donc, une fois de plus, on suppose qu’il y a une énorme croissance dans ces pays-là, il y a 10% par an, ce qui fait beaucoup alors qu’ils sont plutôt à la moitié en ce moment, mettons de 10% par an, exceptionnel, ça fait un point de croissance en plus. C’est bien, mais ça n’explique pas que, c’est pas avec ça qu’on revient à 5% de croissance mondiale. Il faudrait qu’il y ait vraiment…la croissance…, juste parce que les Etats-Unis, c’est un quart du PIB mondial, l’Europe, c’est 20%, et le Japon c’est 12, donc 57, plus vous ajoutez les autres pays, Australie et autre Norvège etc, vous êtes à 60% du PIB mondial. Tant que ces pays-là sont pas en forte reprise, le PIB mondial, la croissance mondiale ne sera pas là.
Alors quel est le scénario, selon vous, le plus probable ?
Je crois que le scénario le plus probable, c’est une sortie en douceur, c’est le deuxième scénario, ce que j’ai appelé le scénario blanc. Le scénario noir est exclu, parce que je pense que quand même que les politiques budgétaires et monétaires de relance sont tellement massives que 1930 n’est pas là, en 1930, on a fait l’opposé…Je crois beaucoup, hélas, au scénario gris-blanc où il y a une sortie assez forte en 2010, voire 2011, mais juste un rebond technique. Et après une croissance faible, morne, en partie parce que les gouvernements ne sont pas capables de réformer. Je vous renvoie au dernier livre de Pierre Cahuc et Zylberberg sur les réformes ratées du Président Sarkozy ; on ne voit pas pourquoi il y en aurait des meilleures à l’avenir. Et c’est pareil ailleurs, en Italie, en Espagne, en Allemagne... Les grandes réformes que les suédois ont faits, qui pourraient nous permettre d’être sur le troisième scénario rose, les gouvernements ne sont pas prêts à les faire. Le gouvernement actuel n’est pas prêt à le faire en France, ne l’a pas fait. Et tout ce que j’entends de l’opposition socialiste, c’est pareil, ou pire. Enfin donc, il n’y a pas de signal qu’on serait prêt à faire des réformes qui permettraient d’atteindre le scénario rose. J’en suis désolé, mais c’est ainsi. Et l’histoire nous prouve que quand l’Europe continentale(la France, l’Allemagne) sort d’une récession comme ça, je vous renvoie à 1992, on ne sait être que moyen, derrière.