Franz-Olivier Giesbert publie le troisième tome de son « Histoire intime de la Ve République ». Et pointe la responsabilité de nos dirigeants depuis Mitterrand.
Dans « Franz », il y a un peu « France », d'où peut-être cette symbiose entre l'homme et son pays. Il y a aussi ce « Z », qui lui va bien et qui dit la liberté de celui qui refuse les chemins évidents et les mises faciles. Franz-Olivier Giesbert le prouve encore dans le dernier tome de sa trilogie consacrée – dans l'ordre politique et chronologique des choses – aux sursauts, splendeurs et misères de la France, du général de Gaulle à nos jours. On pensait la tragédie réservée aux seuls présidents, comme lui-même nous l'avait enseigné dans un fameux livre (1). Or, on découvre qu'elle a fini par s'imposer à nous tous, Français.
Elle n'est pas l'œuvre d'un châtiment céleste ou d'une conjoncture exogène qui nous laisseraient impuissants, mais d'hommes, élus ou nommés, qui sont au nombre de sept. Sept « démolisseurs » : Mitterrand, Chirac, Balladur, Jospin, Sarkozy, Hollande et Macron. « La France en est là pour des raisons de toutes sortes, dont la moindre n'est pas l'impéritie d'au moins sept chevaliers du déclin, promus connétables, dont il aurait fallu traduire certains devant un tribunal de commerce des gouvernants défaillants », écrit Giesbert, qui ne s'arrête pas aux seuls politiques. La débâcle est générale, qui part du haut pour se propager au reste de la société : « Des médias à l'université en passant par l'intelligentsia, toutes les “élites” ont eu leur part. »
Savoureux portraits. Il y a de L'Étrange Défaite, témoignage de Marc Bloch sur 1940, dans Tragédie française (Gallimard), autopsie de « notre déliquescence ». C'est à l'enseigne de cette citation de Péguy que l'auteur a souhaité placer son livre : « Celui qui ne gueule pas la vérité lorsqu'il la connaît se fait le complice des menteurs et des faussaires ! » Il y a aussi du Jean Cau dans ses savoureux portraits. Au hasard, ceux-ci : Pierre Bérégovoy, un « affairiste de poche dont l'enflure donnait une idée de l'infini ». Jack Lang « ressemble à ces richissimes veuves américaines, au visage aussi tendu qu'un arc, après plusieurs ravalements ». Dominique Strauss-Kahn, lui, est « brillantissime, mais trop : sa facilité, doublée d'une amoralité souriante, a fini par tourner au handicap ». Comme il n'est pas méchant – il n'a jamais su l'être véritablement –, Giesbert nuance toujours les croquis qu'il fait de ces seconds rôles. Et l'homme prouve qu'il sait aimer, comme en témoignent ses hommages à Claude Perdriel, à Robert Hersant et à François Pinault (propriétaire du Point). Ou encore les portraits des amours de sa vie ainsi que ce bouleversant chapitre sur les derniers jours de sa mère.
La lecture de ces 500 pages est surtout une épreuve nerveuse pour qui sait la fin de cette fresque s'étirant sur quarante ans. Par moments, on se cache les yeux pour ne pas voir le massacre, on est comme pris d'une envie de hurler « Stop ! Surtout pas ça ! » devant le récit de décisions politiques funestes pour le pays. De de Gaulle à Macron, l'affaissement français est continu, comme s'il répondait à une programmation mécanique et irréversible. Retraite à 60 ans, nationalisations, laxisme migratoire, renoncements républicains, délitement de l'école, 35 heures, aveuglement des élites, abandon des ouvriers, montée de l'antisémitisme, recul de la laïcité… Pauvres de nous, tel fut notre régime.
Nitroglycérine. Le grand avantage de l'ancien patron du Point sur les nombreux théoriciens du déclin est que, précisément, il ne théorise pas : ce sont ses yeux qui nous parlent, et c'est encore plus éloquent. De près, il a vu Mitterrand et ses successeurs manipuler avec désinvolture de la nitroglycérine. De près, il les a vus douter, se tromper, mentir, se reprendre, se battre, gagner et, plus souvent, perdre.
En plusieurs chapitres, on revit avec lui, ses cheveux noirs et son œil plus petit que l'autre, les décisives années 1980. La société, alors, vote socialiste, réclame des droits, se métisse, danse à la Bastille, communie au son de « L'Aziza », pleure Louis de Funès, se familiarise avec le mot « tchador » et découvre un certain Jean-Marie Le Pen. Où l'on voit, dans ce précieux document, que, même lorsqu'elle n'a plus le pouvoir, la gauche exerce encore un puissant magistère moral dans le pays. Jusqu'à Sarkozy, la droite n'est qu'une gauche qui aime les agriculteurs et la police.
Rien n'est définitif. Il y a cependant un piège dans ce livre, qui consisterait à prendre Giesbert pour un pessimiste qui se complairait dans son inventaire, ou encore un réactionnaire. Personne, plus que lui, n'aime la vie, la chanson, les rencontres, la cuisine et le vin. Il est un homme de cycles, qui sait que rien n'est définitif. À la manière de Simone Weil, qui lui est chère, il exprime un patriotisme, non de domination, mais « de compassion ». D'où viendra le salut ? Parce qu'il est entre Marseille et Paris, que ses copains peuvent être très à gauche ou très à droite, qu'il est lui-même à la fois « libéral-libertaire » et conservateur, qu'il a dirigé LeNouvel Obs et Le Point, que ses plus belles amitiés sont Pierre Mauroy et Alain Minc, il sait que le meilleur (comme le pire) est des deux côtés de l'échiquier politique. Gaulliste ? « Elle est belle, la France, et la beauté ne meurt jamais. » Il y a bien une espérance gaullienne dans ce livre de « France-Olivier » Giesbert.